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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Quelques lignes sautées, par mégarde, vers la fin de mon dernier article, ont, j’en ai peur, rendu peu intelligible la suite de mes idées. Après avoir rappelé que la presque totalité des monuments publics ont été édifiés sans dessein arrêté et semblent dispersés au hasard, j’insistais sur les inconvénients journaliers qui résultent de cette dispersion. Je montrais l’étranger errant dans la ville, à la recherche de la Poste, le paysan, venu pour le marché, perdant du temps à courir de la perception à la justice de paix, l’école troublée par le vacarme d’une circulation bruyante, l’étudiant en médecine empêché de suivre un cours de lettres ou de droit par l’éloignement des diverses Facultés. Ces inconvénients, mille autres semblables, ne sont pas, assurément, fort graves, mais ils ralentissent ou paralysent l’activité de la ville. Pour les éviter, je concluais qu’il serait nécessaire, avant toute reconstruction définitive, de fixer, d’une façon rationnelle, l’emplacement de chaque édifice. Ce travail, relativement simple dans un village ou dans un bourg, est de plus en plus malaisé à mesure que la vie communale devient plus complexe. Il est fort délicat dans une grande ville. Aussi, pour diviser la difficulté, je proposais de distinguer, parmi les monuments publics, ceux dont le rôle est le plus général, ceux dont l’utilité est plus spéciale, ceux enfin que des raisons de convenance ou d’hygiène commandent de tenir à l’écart. Les premiers devraient être groupés, les seconds et les derniers éloignés du centre.
C’est ainsi que j’avais été amené à esquisser les trois petites listes, assurément fort incomplètes, qui terminaient, d’une façon un peu imprévue, mon article mutilé. Loin de les considérer comme définitives, je les soumettais à la critique, persuadé, d’ailleurs, que, selon les circonstances locales ou les régions, le classement se verrait modifié, et je n’insistais que sur la nécessité d’un examen réfléchi. Il me restait à exposer les bénéfices qui pourraient dériver, tant au point de vue social qu’au point de vue esthétique, d’un semblable travail et c’est ce que je vais essayer de faire brièvement aujourd’hui.
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Commençons, comme il est logique, par les édifices à grouper. La question intéresse la plus petite commune, qui a, tout au moins, une mairie et qui devrait avoir, nous y reviendrons, une salle de réunion. Le problème y est réduit à sa plus simple expression, mais il est analogue à celui qui se pose dans la grande ville, où s’élèvent hôtel des postes, caisse d’épargne, bureau de perception, bibliothèque municipale, théâtre et musée. Ici et là, il s’agit d’instituer un centre commode et harmonieux.
L’idée de constituer un centre communal n’est, évidemment, pas neuve. Elle s’est présentée, d’une façon instinctive, dans les villes de la région du Nord ou de Belgique où la vie civique fut particulièrement intense. L’hôtel de ville de Bruges ou l’hôtel de ville d’Arras sont les centres matériels et visibles des cités dont ils furent le lien moral. Par contre, les bourgs, villages ou villes sont innombrables où l’hôtel de ville, d’architecture d’ailleurs à la fois prétentieuse et indigente, semble se dissimuler et où il n’y a de centre apparent que la place de l’église.
On m’entend bien, il ne s’agit pas de dépouiller l’église de son prestige et de lui disputer son décor. Une belle église sur une belle place est un trésor pour tous et, si l’église était mal dégagée, je compte bien que personne ne s’opposerait aux travaux capables de la mettre en valeur. Mais ce respect réfléchi ne peut, non plus, nous empêcher de penser que l’hôtel de ville, où siègent nos élus, où s’accomplissent les actes solennels de notre vie, mérite une place d’honneur. Le mur sur lequel on affiche les proclamations officielles, ce mur que l’on vient, en ce moment, consulter fiévreusement, le matin et le soir, ne peut pas être bâti sur un emplacement quelconque. Il faut, dans une démocratie, que la maison de ville soit, d’une façon visible, le cœur de la cité.
Les Américains qui, depuis quelques années, ont travaillé beaucoup à l’aménagement de leurs villes, sont arrivés, à la suite des expositions de Chicago, en 1894, et de Saint-Louis, en 1902, à systématiser cette conception. À leurs yeux, au milieu de chaque cité, devrait être aménagée une vaste réserve publique, place, parc ou jardin, de forme rectangulaire ; les édifices municipaux seraient élevés en bordure, de manière à composer un ensemble harmonieux et imposant, et les principales artères de la ville rayonneraient de ce centre.
Ce programme, même si on l’applique à la lettre, laisse une assez large liberté aux architectes. L’aménagement d’une place quadrangulaire se prête à des combinaisons infinies et la disposition des édifices qui l’encadrent peut être d’autant plus variée que le nombre, la destination, l’importance relative de ces édifices changent nécessairement d’une ville à une autre. Il convient, néanmoins, si on accepte l’idée, de ne pas l’envisager avec une rigueur qui, dans bien des cas, rendrait, d’ailleurs, son application impossible. Les dispositions du relief, le tracé des cours d’eau donnent, dans chaque commune, des indications qu’il faut utiliser avec souplesse. Notre effort ne doit pas ruiner le caractère pittoresque de la cité et la logique ne gagnerait rien au mépris de certaines convenances. Écartons donc toute formule étroite et disons simplement : il est désirable que la commune ait un centre civique. Ce centre doit grouper les grands services publics, pour obtenir un maximum de commodité. De la réunion et de la répartition des édifices, il doit naître une impression de beauté. Cette impression dérive du style de chaque édifice, de leur accord, du dessin de la place ou des places qui les délient, du rayonnement des voies qui en étendent partout l’influence.
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La question des édifices à répartir ne comporte pas, évidemment, de solution générale. Les éléments complexes qui dictent les décisions, n’interviennent, nulle part, d’une façon semblable. Halles, marchés, abattoirs, bourse de commerce dépendent de la nature des voies d’accès, de l’emplacement du port ou de la gare, parfois aussi d’habitudes séculaires, de traditions, qu’il ne faut pas violenter. La répartition des écoles de tout ordre est liée avec les besoins de la population, avec des exigences particulières d’hygiène, j’ajouterai de moralité ou de tranquillité. C’est donc, sur place, que les municipalités secondées par les citoyens actifs et les groupes, dont je ne cesse de réclamer le concours, doivent procéder à des examens judicieux. Il n’est pas de cité où il n’y ait des anomalies plus ou moins apparentes : il n’en est pas où une révision attentive soit inutile. Pour guider cette révision, pas d’autre règle que le bon sens. Je me contenterais donc de faire appel à la vigilance civique, si une conception nouvelle ne se présentait ici : je veux parler de la division possible de la ville en quartiers distingués par la nature de leur activité.
J’ai fait déjà allusion à cette idée, fort préconisée en d’autres pays, lorsque j’étudiais le réseau de la circulation. Je montrais alors quel avantage économique il y aurait pour la voirie, si tous les charrois lourds n’empruntaient qu’un groupe de rues localisées dans un quartier de la ville et si, d’autre part, on pouvait se contenter de couvrir légèrement des avenues destinées presque exclusivement à la circulation des promeneurs.
La voirie, évidemment, n’est pas seule intéressée ici. Commerçants et industriels savent parfaitement qu’ils ont intérêt à se rapprocher. Ils reconstituent d’eux-mêmes les groupements que les règlements corporatifs leur imposaient jadis. Il s’agit de favoriser ce mouvement, de l’étendre à tout ordre d’activité, car si le fabricant ou le commerçant peuvent déplacer leur usine, leur magasin ou leur bureau, quand ils les jugent situés d’une façon désavantageuse, le fonctionnaire, le professeur, l’administrateur en sont réduits, en pareil cas, à gémir et ne peuvent régir contre les maux dont ils souffrent.
À l’intérêt social s’ajoute un haut avantage esthétique. Le jour où la cité organisée serait constituée de petits groupes ayant, chacun, leur physionomie individuelle, elle gagnerait en variété et en richesse. Chaque quartier accentuerait son caractère. Usines, entrepôts, magasins, au lieu de déparer des rues, parmi lesquelles ils font disparate, développeraient, à leur juste place, leur beauté spécifique. C’est la pensée qui a guidé un jeune architecte français, M. Agache, et qui lui a valu de triompher dans un important concours international. Il s’agissait de tracer le plan de Dagoty [Canberra], la future capitale fédérale des Etats-Unis d’Australie. M. Agache, dans le projet qui a été primé, répartit Dagoty en quartiers nettement déterminés. Ce sont les quartiers du Parlement, des pouvoirs publics, des ministères, des administrations publiques, de l’hôtel de ville, des universités et écoles, du luxe, des usines et industries.
Sans doute, Dagoty aura à jouer un rôle politique d’une complexité exceptionnelle ; les différents quartiers officiels qui y sont prévus se trouveront, dans les cas les plus ordinaires, réduits à un quartier de l’hôtel de ville, ou à deux quartiers de l’hôtel de ville et de la préfecture. Par contre, dans une ville de luxe, station balnéaire, séjour d’été, centre d’excursion, le quartier unique de luxe prévu à Dagoty pourra être subdivisé. De même, le quartier des usines et industries se décomposerait, dans une ville d’activité économique intense et complexe. Si l’on admet le principe, l’application en sera de toute évidence différente, selon les points.
Donc, pas de danger d’uniformité et de monotonie. L’inconvénient, d’ailleurs, qui pourrait résulter d’une systématisation à outrance, n’est pas non plus à redouter. Nous n’avons pas, en France, comme le cas peut se présenter en Amérique ou en Australie, à improviser des villes sur des terrains vierges. Notre effort est limité par la liberté individuelle. Il se bornerait, en toute occurrence, à grouper, par catégories, les services publics et à favoriser le filtrage des activités privées en établissant, dans certains quartiers, des commodités particulières qui attireraient des activités déterminées. Dans cette mesure, l’idée me paraît infiniment séduisante. Elle pourrait amener, dans quelques villes, des révolutions radicales dont les conséquences seraient assurément heureuses. Elle provoquera, tout au moins, je l’espère, des modifications partielles bienfaisantes.
En post-scriptum : « Le musée du Trocadéro vient de rouvrir ses galeries. On ira y voir, parmi tant d’autres témoignages de notre génie national, les moulages de la cathédrale de Reims, ainsi qu’une collection de photographies documentaires des monuments récemment détruits, protestation émouvante et silencieuse dont chacun sera touché ».