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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
La Chambre a voté, en deux séances, le vendredi 28 mai et le mardi 1er juin, le projet Cornudet sur l’aménagement des villes. Ce projet, on le sait, répond de la façon la plus directe aux préoccupations qui m’animent dans ces entretiens, et j’en ai signalé naguère l’importance et l’économie. La question avait un intérêt vital, social à la fois et esthétique ; elle était actuelle au suprême degré, pourtant la première séance n’avait réuni qu’un petit nombre de députés. Le respect de l’Union sacrée m’interdit de qualifier l’indifférence de ceux qui s’étaient abstenus. J’ai, par contre, le droit de souligner l’empressement de nos amis dont le rôle, au cours de la discussion, fut prépondérant. Cette loi est devenue, un peu, notre loi ; elle le deviendra davantage encore dans ses applications.
Le projet ne rencontra pas, il faut le dire, d’opposition véritable. M. Sibille, qui prit seul la parole pour le combattre, n’en attaqua pas le fond ; il se contenta d’affirmer qu’il faisait double emploi avec les lois existantes et qu’il mettait en péril l’autonomie municipale. Notre ami Bedouce se chargea de le réfuter. M. Cornudet, rapporteur, ayant cité des exemples pris hors de France, ne crut pas devoir omettre l’Allemagne. Il le fit avec discrétion et avec netteté. M. Sibille s’offusque de ces éloges des méthodes d’outre-Rhin ; d’autres députés n’admettaient pas qu’on pût contester la supériorité des villes françaises – admirable façon, sans doute, de stimuler nos énergies ! Tout le monde, heureusement, se mit d’accord pour demander qu’on ne négligeât rien pour embellir nos cités. M. Sibille réclama encore qu’on se défendît contre le style nouveau, et il affirma que, lorsqu’on parlait aujourd’hui d’un style nouveau en art, c’était le style munichois. Proposition singulière, qui tendrait à faire croire que notre génie national est épuisé et que seule l’Allemagne, à l’heure actuelle, témoigne de la vitalité artistique ! La Chambre ne s’en montra point inquiétée et l’on passa à la discussion des articles. Brunet et Mayéras firent étendre le bénéfice de la loi à Paris et à toutes les communes du département de la Seine, et Mayéras exprima l’idée de la solidarité esthétique de Paris, avec sa banlieue, idée tout à fait importante et que nous reprendrons quelque jour à loisir.
La seconde séance fut extrêmement animée et trop complexe pour que je puisse songer à résumer les idées qui y furent discutées. Notre ami Doizy réclama un crédit de six millions pour la construction d’abris temporaires confortables. Le moyen, en effet, de faire de bonne besogne définitive, si l’on ne met pas les réfugiés en mesure d’attendre sans trop de gêne. On chercha des méthodes pour enrayer la spéculation ; les intérêts d’hygiène furent soutenus avec énergie. Au point de vue artistique, une divergence se manifesta, très nette, entre la tendance gouvernementale à centraliser et le besoin, chaque jour plus vif, de liberté et de variété. Nos amis Brunet, Bedouce, Rognon, ainsi que l’abbé Lemire et le rapporteur, dirent d’excellentes choses en faveur du régionalisme. Je compte prochainement y revenir. Cette discussion était amenée par l’examen de la composition et des rôles de la Commission centrale chargée de surveiller et d’assurer l’exécution de la loi. Sous prétexte de ne pas grossir cette Commission à l’infini, le gouvernement refusa d’y laisser adjoindre des membres des grandes sociétés artistiques ou archéologiques, qui y auraient apporté leur compréhension indiscutable et leur indépendance. Ainsi que je l’avais redouté, tout d’abord, la Commission centrale reste formée, surtout, de techniciens et de fonctionnaires. Il serait à craindre qu’elle ne soit animée par un esprit rétrograde et ne combatte les velléités d’art libre si, dans la pratique, son rôle ne se borne à la critique purement technique des projets qui lui seront soumis. Bedouce et Rognon ont exprimé, à ce sujet, des appréciations qui me paraissent parfaitement fondées. À la fin de la discussion, Brunet proposa d’introduire dans la loi une disposition réglant la hauteur maximale autorisée pour les édifices particuliers et sa proposition, sur laquelle j’aurai, aussi, bientôt, à revenir, fut écartée à mon grand regret.
L’ensemble du projet voté est maintenant soumis au Sénat. Les députés n’ont pas manqué de former des vœux pour que le Luxembourg fit diligence. J’espère que ces vœux seront exaucés. Et maintenant, tandis que d’autres vont poursuivre l’examen des problèmes techniques et économiques que suscite une si ample expertise, je vais reprendre l’étude du point de vue esthétique, confiant, désormais, qu’une partie des idées que j’exprime pourront être réalisées.
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La loi nouvelle, Bedouce l’a fort bien fait remarquer, ne mettra en péril l’autonomie municipale que là où les municipalités feront leur devoir. Nous sommes parfaitement tranquilles : nos amis n’auront pas besoin d’être rappelés à l’ordre. Bien au contraire, c’est eux qui, bien souvent, auront à protester contre l’inertie de l’administration préfectorale ou centrale, lente à seconder leurs efforts. Le devoir que leur dicte la loi est à la fois complexe et simple. Complexe, puisqu’ils doivent embrasser et dominer tous les besoins actuels et futurs de la commune ; simple, puisque leur enquête faite, ils n’ont qu’à transmettre leurs désirs aux architectes chargés de dresser le plan des villes, architectes dont le métier est, précisément, de travailler sur les programmes qui leur ont été fournis.
J’ai déjà exprimé cette idée et j’y reviens parce qu’elle me paraît capitale. Il ne s’agit pas, pour une municipalité, d’appeler un architecte et d’abdiquer entre ses mains. L’architecte en sera, d’ailleurs, la plupart du temps, fort embarrassé. Il n’est pas tenu d’avoir des idées sociales (bien que cela ne puisse lui nuire dans l’exercice de sa profession) ; encore bien moins est-il obligé de deviner les désirs de la cité qui s’adresse à lui. Pour qu’il accomplisse une œuvre utile, il faut qu’il s’établisse une étroite collaboration entre lui et la municipalité, comme aussi avec tous les citoyens qui s’intéressent au développement de la commune. C’est pourquoi j’ai demandé aux maires et aux citoyens actifs de réfléchir aux monuments publics de leur agglomération, qu’il y aurait intérêt à grouper ou à répartir. J’ajourne la question des établissements à écarter (casernes, hôpitaux et cimetières), question qui trouvera sa place naturelle quand nous étudierons l’extension de la ville, et je passe à un autre objet de méditation, inséparable, à vrai dire, du premier et qui se présentera de lui-même, au moment de reconstruire. Il ne suffira pas, en effet, de réviser les emplacements attribués aux édifices publics, il faudra voir aussi si ces édifices rendent vraiment tous les services qu’on attend d’eux et si l’occasion ne serait pas bonne de modifier leurs destinations.
Suggérer une pareille enquête, n’est-ce pas, immédiatement, évoquer l’idée de bureaux mal installés, incommodes, de services groupés et divisés, au hasard, où se gaspillent à la fois le temps des employés et celui du public ? Comment s’en étonner, au reste, puisque établissements et services ont été créés et développés sans plan préconçu, selon les exigences imprévues de la nécessité ou des idées renouvelées ? Procéder à un travail rationnel, demander aux employés et aux contribuables de formuler leurs désirs avec une chance inespérée de voir ces désirs réalisés, voilà une des opérations les plus fructueuses parmi celles que les malheurs présents rendent possibles. Notez qu’en faisant œuvre pratique, on se prêtera à la création d’édifices de type intéressant. Car l’architecte sera bien plus à l’aise pour réaliser harmonieusement des programmes logiques pour refaire des monuments hybrides, tels qu’il n’en existe que trop aujourd’hui.
Insisterai-je en particulier sur la façon défectueuse et dangereuse dont sont installés, bien souvent, bibliothèques et musées municipaux ? Peu accessibles, placés sous les combles, dans les bâtiments ou dans les dépendances de la mairie, exposés à être incendiés si le feu éclate dans un bureau, sources eux-mêmes de danger pour leur voisinage, il semble qu’on ne les ait constituées qu’à regret. Ce n’est pas ici le moment de dire l’importance qu’on leur doit attribuer et nos amis, au reste, n’ont pas besoin de recommandations sur ce point. Je me contente de faire remarquer que, lorsqu’il faudra les réinstaller, il n’en coûtera pas plus de leur réserver un emplacement spécial que d’exhausser d’un étage ou d’augmenter d’une aile un monument déjà complet par lui-même. Quand on parle de bibliothèque ou de musée, on rêve immédiatement de palais somptueux, donc très coûteux, donc d’une exécution ruineuse. Je suis persuadé, au contraire, que rien ne serait plus facile à un architecte intelligent que de concevoir, pour recevoir collections artistiques ou livres, des édifices très simples, très modestes, parfaitement convenables et d’une réelle valeur esthétique.
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Nouveau point d’interrogation – qui ne sera pas le dernier. Les monuments municipaux répondaient-ils, d’une façon complète, aux besoins de la commune ? Je crois bien qu’il n’est pas une ville, grande ou petite, qui pût se flatter d’être intégralement organisée. Sans parler des bureaux à l’étroit, des services comprimés, partout il y a quelque chose à désirer : musée, bibliothèque, dispensaires ou bains-douches. Je ne dis pas qu’il soit opportun, au moment où l’on sera assailli par tant de nécessités urgentes, d’entreprendre, là où ils n’existent pas, la construction immédiate de tels établissements. Mais, il sera, tout au moins, possible de les prévoir et de leur réserver un emplacement. Je pense même qu’il serait prudent de réserver des espaces destinés aux besoins qui n’apparaissent pas à l’heure actuelle et qui pourront surgir demain. Si l’on avait eu, jadis, cette prévoyance, on aurait été moins embarrassé, quand il a fallu établir écoles, collèges ou bureaux de postes.
On ne devrait jamais construire un édifice qui réponde tout juste au mouvement présent, et c’est cependant ce qu’on fait constamment, si bien que l’édifice à peine inauguré devient insuffisant. De même, on devrait, partout, se garer contre des surprises, dont l’expérience du passé montre la possibilité. Il n’y aurait pas grand mal à ce qu’il y eût quelque part, dans la commune, un lopin de terre réservé à l’avenir et qui, en attendant, se présenterait comme un jardin. Il est, enfin, des monuments que je voudrais voir installés dans toutes les communes, je veux parler de salles de réunion. Ce sera l’objet de notre prochain entretien.