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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Nous avons demandé, naguère, à Vandervelde et à Wells de nous révéler l’avenir réservé aux cités, et ils nous ont découvert la perspective séduisante d’une époque où les villes seraient répandues à travers les plaines et se confondraient avec les campagnes par une interpénétration réciproque. Cette métamorphose, que nous voudrions hâter, ne s’achèvera, peut-être, que dans un temps très lointain, mais elle commence à se dessiner sous nos yeux. Il n’est pas de bourg ou de ville – si l’on en excepte ceux qui périclitent et sont destinés à disparaître – qui ne se répandent, d’une façon plus ou moins rapide, au-delà de leurs limites anciennes. D’abord, naturellement, les agglomérations en voie d’accroissement. Les gens ont beau se serrer ; les propriétaires ont beau témoigner une ingéniosité rapace, surhausser leurs immeubles, encombrer les cours, multiplier les cloisons, la ville congestionnée, saturée, éclate enfin et déborde.
Là même où la population demeure stationnaire, le même phénomène se produit. Tous les travaux d’embellissement ou d’hygiène (création d’un square, élargissement d’une rue) ont comme contrecoup direct la disparition de locaux d’habitation. La destruction des quartiers insalubres a les mêmes conséquences. La plupart des municipalités abattent les taudis sans se préoccuper d’assurer un logis nouveau à ceux qui les habitaient. Des quartiers magnifiques s’élèvent : les pauvres s’en vont où ils peuvent. Dans l’hypothèse la plus favorable, si l’espace libéré est réservé à des habitations ouvrières à bon marché, il ne faut pas compter que les immeubles nouveaux hébergent toutes les familles qui pullulaient dans les maisons condamnées. Le tiers, la moitié, tout au plus, sera recueilli ; le reste sera expulsé.
Il n’est donc pas nécessaire qu’une cité s’augmente pour que l’espace lui devienne insuffisant. Toute cité se trouve à l’étroit du jour où elle s’organise. Beaucoup sont chassés. Quelques-uns sont assez raisonnables pour s’éloigner spontanément. Ceux-là sont des précurseurs, ils sont les premiers à profiter du fait nouveau dont Wells et Vandervelde ont souligné l’importance et sur lequel ils ont fondé leurs hypothèses : l’apparition des transports rapides et à bon marché, grâce auxquels on va chercher, hors des villes, plus d’hygiène, plus de confort ou plus de luxe, plus de repos.
Enfin, nous savons qu’une ville doit écarter de son territoire plusieurs catégories d’établissements. Sans parler des cimetières, soumis à une législation spéciale qui vient d’être justement renforcée, il convient d’éloigner toutes usines et établissements insalubres pour protéger la santé des citadins, les casernes pour sauvegarder les jeunes gens qu’elles retiennent, les hôpitaux, dans l’intérêt à la fois des malades et des bien-portants. Usines, casernes, services hospitaliers entraîneront nécessairement dans leur exil une partie tout au moins des personnes qui gravitent autour d’eux.
Ces citoyens, qui renoncent à habiter dans la ville, ne cessent pourtant pas de lui appartenir. Ils lui sont liés par leur activité ; ils contribuent à sa prospérité au même titre que leurs compagnons d’atelier, de magasin ou de bureau demeurés à l’ombre de l’hôtel de ville. La cité ne peut donc pas se désintéresser d’eux. Elle se doit à elle-même, dans son intérêt le plus strict, de leur continuer la tutelle. D’autres raisons encore l’invitent à étendre sa sollicitude au-delà de son enceinte ou de ses limites. Sa vie, son agrément, sa beauté dépendent de tout ce qui l’entoure. Il faut qu’elle surveille la liberté de ses voies d’accès, qu’elle reste maîtresse de ses communications avec les voies ferrées et fluviales, les grandes routes. Le fleuve qui la traverse ne l’intéresse pas seulement entre ses berges urbaines, elle le doit observer en amont comme en aval. Il lui serait douloureux de voir modifier, dénaturer la silhouette des sites qui l’encadrent : la disparition d’un bois voisin, le lotissement mesquin d’une colline qui la domine seraient pour elle un réel amoindrissement.
Quand bien même elle aurait ménagé sur son territoire tous les espaces libres que nous avons réclamés pour les grands et pour les petits, elle n’aurait pas encore répondu à tous les désirs de ses habitants. Il faut qu’elle les suive dans leurs promenades lointaines. Le parc de Saint-Cloud, celui de Versailles, les bois de Meudon sont nécessaires aux Parisiens. Quand ces buts d’excursion sont en nombre suffisant, il faut veiller sur leur conservation ; s’ils manquent ou s’ils sont médiocres, il convient de les améliorer. De toutes façons, il appartient à la ville d’assurer des communications faciles, rapides, peu coûteuses vers les sites où sa population, les beaux jours venus, aime à se récréer.
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Toutes ces raisons, bien d’autres encore, auraient dû amener les villes à tracer spontanément des plans d’extension. Presqu’aucune n’a songé à le faire. Le spectacle qu’offre la banlieue des villes grandes ou petites est, le plus souvent, affligeant. Bicoques, masures, maisons modestes, villas prétentieuses aussi, groupées ou dispersées au hasard, un enchevêtrement de ruelles et de chemins tracés au petit bonheur, toujours étroits ; bref, un désordre disgracieux, incommode, malsain et qui appelle, pour un avenir prochain, des remaniements coûteux.
C’est pour réagir contre un tel état de choses que la Chambre vient, avec le concours de nos amis, de voter la loi Cornudet. Demain, quand le Sénat aura ratifié la décision des députés, l’établissement de plans d’extension sera obligatoire. Dès à présent, il n’est plus nécessaire d’en discuter l’opportunité et le moment est venu d’examiner les problèmes que ces plans soulèvent.
Le premier problème, et le plus délicat, consiste à concevoir la manière dont les quartiers futurs de la ville agrandie seront reliés à la ville actuelle : en seront-ils le prolongement immédiat, en seront-ils, au contraire, séparés par une zone intermédiaire d’espaces libres ? Certes, il est séduisant d’envisager l’extension ininterrompue et indéfinie de la cité. On la voit grandissant, on se flatte de lui donner, dans quelques années, l’aspect et l’importance de telle cité voisine qui vous accable de sa supériorité. Mais, d’abord, rien n’assure que les grandes villes, dans cinquante ans, ressembleront aux grandes villes d’aujourd’hui. Il y a, au contraire, beaucoup à parier qu’elles en seront très différentes. Par ailleurs, il est puéril d’imaginer qu’un boulevard, formé d’un chapelet de jardins reliés par des avenues verdoyantes, suffira à dissocier l’activité du noyau interne de celle de la périphérie. Cette zone libre sera, par contre, très efficace pour la défense de l’hygiène de la cité. Si réduite que puisse être l’agglomération actuelle, elle est toujours assez importante, au point de vue médical, pour qu’il y ait intérêt à l’isoler. On obtient ainsi un double bénéfice : protection éventuelle contre la propagation des épidémies, purification permanente de l’air respiré par le citoyen.
Donc, point d’hésitation possible : le plan d’extension circonscrira l’enceinte ou les limites de la cité présente par une zone d’isolement annulaire ininterrompue. Si la cité a, jadis, été entourée de remparts, les remparts, leurs fossés, fourniront au jardinier paysagiste les éléments d’un décor aisément pittoresque. Nous nous sommes déjà expliqués sur ce point. Si la ville s’ouvrait librement, rien n’empêche l’urbaniste de donner à l’anneau les formes les plus variées. L’essentiel est qu’il soit assez large, qu’il comporte une série de belles promenades et qu’il livre passage aisé vers le cœur de la cité.
En certains cas, et en particulier pour de très grandes villes ou pour des villes très riches, on peut prendre des dispositions plus complexes. On déterminera par exemple, autour de l’anneau, une série de zones concentriques. Chacune d’elles aura un caractère différent et sera soumise à des règles ou des servitudes spéciales. La première, la plus rapprochée de l’anneau, ne comportera, pour fixer les idées, que les villas isolées, d’un ou deux étages, élevées au milieu de jardins, de façon que les trois quarts au moins de chaque propriété restent plantés ou boisés. Dans la seconde, la construction de maisons plus hautes sera autorisée sous réserve que les jardins soient ménagés dans une proportion établie. La troisième zone pourra être réservée aux usines. Enfin, les maisons alignées seront rejetées dans un quatrième cercle.
L’objet d’une réglementation semblable se devine aisément. Elle augmente, dans la plus grande mesure possible, la distance entre l’agglomération compacte nouvelle et l’agglomération compacte ancienne. Elle sollicite l’ingéniosité des architectes et établit une progression et une variété favorables à la beauté. Il est évident qu’il ne s’agit pas, ici, d’un programme rigoureux susceptible de trouver partout son application littérale, mais d’un exemple qui pourra et devra être modifié selon des données variables pour chaque cité.
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Les autres problèmes que comporte un plan d’extension ne diffèrent pas, en principe, de ceux dont les plans d’aménagement comportent l’étude. Là aussi, il s’agit de tracer un réseau de rues, de déterminer le caractère de différents quartiers, de ménager des espaces libres, de répartir d’une façon logique les monuments publics. Seulement, comme on opère ici sur un sol quasi vierge, on n’est pas obligé aux mêmes respects, aux mêmes luttes ou aux mêmes expédients. La seule contrainte est celle qu’impose la préservation des aspects naturels ; elle ne peut produire que des effets heureux.
En revanche, on travaille pour un avenir hypothétique et l’on ne peut garantir que, demain, des éléments imprévus ne viendront pas bouleverser l’économie de vos combinaisons. La découverte d’une mine, le déplacement d’une station, la création d’une voie ferrée susciteront des courants inattendus. Je ne parle que des phénomènes provoqués par notre civilisation actuelle. Les progrès des sciences nous réservent de plus considérables surprises. Est-ce une raison pour se décourager ? C’est le fait de notre condition humaine de nous entraîner à édifier sans cesse des abris provisoires que le temps vient ensuite condamner. Préparons nos plans d’extension et puissent-ils être longtemps utiles, mais ne leur attribuons pas une valeur absolue et réservons-nous de les modifier, avec souplesse, sous l’impulsion mobile et impérieuse de la vie.
En post-scriptum : « Au musée de l’Armée, au musée du Luxembourg, aux Galeries du Trocadéro, à l’exposition des Artistes mobilisés, au [Salon des] Humoristes, qui sollicitent en ce moment notre attention, vient de s’ajouter une exposition des Artistes des régions envahies, ouverte à l’École des beaux-arts. Nous nous contentons de la signaler aujourd’hui, ainsi que ses aînées, en attendant le moment favorable pour l’examen qui lui est dû ».