code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. Un vœu, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 3 juillet 1915, p. 3.

L’établissement d’un plan d’aménagement et d’extension soulève, j’ai essayé de le montrer, une infinité de problèmes délicats. De la façon, dont ces problèmes auront été étudiés et résolus dépendent la beauté et, aussi, la prospérité de la cité. Il est donc impossible d’abandonner la responsabilité d’une œuvre de telle conséquence à un architecte, fût-il éminent, eût-il du génie. Le plan doit être établi par la collaboration intime et constante de l’architecte et de la municipalité. J’y ai insisté à plusieurs reprises et ne crains pas d’y revenir encore. La municipalité, si la ville se développe et s’embellit, en recueillera la gratitude publique, et, par un juste retour, si les fautes ont été commises, on ne manquera pas de les lui imputer. L’opinion équitable, quand il y aura lieu de distribuer l’éloge ou le blâme, songera, d’abord, à ses mandataires élus.

Il en sera de même, de toute évidence, lorsqu’il s’agira de reconstruire les monuments publics. S’ils font honneur à la cité, on célébrera l’architecte et l’on félicitera la municipalité de son discernement s’ils sont mal venus, ou oubliera vite le nom de l’artiste mal inspiré, mais on gardera aux édiles une rancune tenace. Une municipalité ne se contentera donc pas de résoudre les questions économiques que suscitera la reconstruction, d’ouvrir et de répartir des crédits, de faire des emprunts ou d’établir des taxes nouvelles. Elle déterminera, nous l’avons dit, déjà, l’emplacement rationnel de chaque édifice. Quand elle aura désigné un architecte, elle lui fournira, nous le savons aussi, un programme complet des besoins auxquels l’édifice doit répondre.

Elle ne se désintéressera pas non plus des questions d’art proprement dit. II est des architectes, peu nombreux, de grand talent, de doctrine sûre ; ils ont réfléchi sur leur art, élaboré une esthétique ; à ceux-là, on ne saurait demander de modifier leur manière de voir : il faut, si l’on est d’accord avec eux, leur donner carte blanche ; dans le cas contraire, il vaut mieux renoncer à leur concours. Le plus grand nombre, la presque totalité des architectes, n’ont pas de principes définis. Ils ont été habitués par la vie, par les caprices de la clientèle, par les exigences des concours, à modifier perpétuellement leur manière. Ils nous feront, selon nos désirs, de l’ancien ou du moderne, des pastiches de style ou de l’art nouveau. À ceux-là et, je le répète, ils sont légion, ce n’est pas faire injure que d’indiquer nos préférences. Leur honneur d’artiste n’est pas en cause : ce sont parfois d’excellents techniciens, mais leur personnalité est médiocre. Nous leur rendons un service en essayant de les diriger. Laissés à eux-mêmes, il y a grand danger qu’ils élaborent des choses détestables. Moins ils sont doués, plus ils sont hantés par l’idée de faire grand, à l’instar de Paris. Un homme de bon sens, sans être un artiste, peut avoir la meilleure influence sur eux. Gardons-nous donc de laisser carte blanche à l’architecte et entrons en conversation avec lui.

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Que lui dirons-nous ? Tout d’abord, si nous avons là bonne fortune de trouver, dans le pays même, un homme de métier, nous lui demanderons de s’inspirer du milieu qu’il connaît et qu’il aime. Si nous faisons venir un artiste du dehors, nous insisterons pour qu’il ouvre les yeux autour de lui, qu’il se pénètre de l’atmosphère ambiante et s’efforce de s’y conformer.

La Fédération régionaliste française s’est émue à la pensée que les villes restaurées pourraient se couvrir de monuments d’un style banal et uniforme. Elle s’est assemblée pour parer à ce danger. La réunion était présidée par l’excellent sculpteur Jean Baffier qui présenta, dans une langue savoureuse, des observations dictées par la sensibilité la plus délicate, et l’on adopta un rapport et des vœux dont la rédaction m’avait été confiée. Voici ce rapport que je livre à vos réflexions.

« La Fédération régionaliste française, persuadée qu’unité n’est pas uniformité, que la vie nationale, loin d’être diminuée par l’épanouissement des groupes provinciaux, est accrue par leur prospérité même que, dès lors, il convient de fortifier tout ce qui peut attacher les hommes au sol qui les a vus naître et les lier à leur petite patrie, cellule de l’organisme national, assurée, d’ailleurs, que rien n’est plus capable de développer cet amour filial que de maintenir à chaque région sa physionomie pittoresque et son caractère individuel, que ce caractère dépend de la structure du sol même, de ses aspects physiques, mais, aussi, des constructions privées et publiques élevées par les hommes, estime qu’à l’heure où les territoires ravagés par la guerre vont se reconstituer, elle se conforme à l’esprit qui l’a toujours animée et accomplit un devoir patriotique, social et moral, en intervenant auprès des pouvoirs publics et de l’opinion pour demander que les reconstructions à intervenir maintiennent et exaltent, partout, le génie régional.
Ce génie régional, elle tient à l’affirmer, ne réside pas dans des particularités superficielles, dans des copies littérales toujours condamnables, ou dans un pittoresque vague ; il dérive de l’observation de lois traditionnelles, des êtres, des choses et du milieu, qu’une analyse attentive permet seule, de dégager. Dans chaque région, se marque une prédilection pour certains matériaux empruntés, le plus ordinairement, au pays même et traités selon un esprit original : l’orientation des voies, l’importance, la destination, le groupement des constructions varient ainsi que leur plan et leur agencement ; les baies, les escaliers sont dessinés et répartis suivant des conceptions différentes ; les balcons, les auvents sont multipliés ou évités ; les toitures s’inclinent à angles déterminés et elles sont couronnées de cheminées dont le profil est typique. À son tour, la décoration présente des modalités très diverses, qu’elle s’inspire d’éléments géométriques ou de motifs vivants, animaux et plantes ; qu’elle soit sobre ou exubérante, sculptée ou peinte, stylisée ou réaliste, uniformément répartie ou réservée à des emplacements déterminés. Partout, enfin, un esprit instinctif d’harmonie respecte l’aménagement naturel des eaux vives, forêts, sites naturels et met d’accord les ensembles et les édifices avec les lignes générales, le rythme et le caractère des paysages et du terroir.
Ces indications, données titre d’exemples et sans intention d’épuiser une si riche matière, montrent quels scrupules doivent s’imposer à l’architecte et de quels concours il peut, aussi, s’inspirer. Il ne court, d’ailleurs, en aucune façon, le risque d’être gêné par la tradition. Interprétée dans son esprit véritable, celle-ci n’est pas en contradiction avec les règles imposées par l’hygiène moderne, elle n’exclut pas l’esprit, d’invention et ne contrarie pas la recherche de solutions nouvelles pour des problèmes inédits ; pas davantage, elle ne suppose l’usage des matériaux récents ou renouvelés dont l’emploi peut être conseillé pour leur commodité ou pour leur faible prix de revient. Pour résumer, on n’attend pas des architectes qu’ils copient aveuglément le passé, mais on leur demande d’agir comme l’auraient fait les maîtres anciens s’ils s’étaient trouvés, placés dans les conditions de notre vie contemporaine.
Cela étant considéré, la Fédération régionaliste française émet les vœux suivants :
Que toute reconstruction, dans les régions envahies, soit inspirée par le génie régional et le respect des harmonies naturelles ;
Que l’État, les communes, les conseils paroissiaux, presbytéraux, etc., les grandes compagnies montrent l’exemple et donnent des aspects caractérisés aux monuments publics ou d’usage commun, dont la physionomie commande les cités ;
Que les baraquements nécessaires pour suppléer immédiatement les foyers détruits aient un caractère strictement provisoire et qu’aucune construction définitive ne soit entreprise qu’après établissement de plans d’ensemble et sous un contrôle public, selon l’esprit du projet de loi Cornudet sur l’aménagement, des villes, voté à l’heure actuelle par la Chambre des députés.
Ces vœux seront présentés au ministre de l’Intérieur, au ministre des Travaux publics, au sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts, aux représentants et aux corps élus des régions envahies, aux commissions officielles compétentes ; ils seront communiqués à la Presse parisienne et régionale. Pour assurer et faciliter l’exécution de ces vœux, la Fédération régionaliste française invite les groupes, régionaux à constituer, à l’usage des architectes et à toutes fins utiles, des répertoires des documents dès à présent réunis dans les musées et à rassembler le plus grand nombre possible de documents nouveaux ; elle les invite, aussi, à faire photographier, en temps opportun, avant leur complète disparition, les édifices caractéristiques ruinés par la guerre, en ayant soin de faire relever les particularités typiques ; elle les engage, enfin, à saisir toute occasion pour répandre leurs idées et appelle leur attention sur l’utilité qu’il y aurait à distribuer partout, par les soins des instituteurs par exemple, des recueils de documents d’un faible prix, tels que photographies ou cartes postales illustrées, susceptibles d’intéresser les populations urbaines et rurales à une œuvre par laquelle la France de demain doit affirmer sa vitalité.
Dans cette action, les groupements pourront s’appuyer sur les exemples dès à présent donnés par certaines municipalités, telles que celles de Limoges, Rouen, Angers ou Nancy. Le Conseil municipal de Nancy a émis, le 6 avril 1915, le vœu que les reconstructions dans l’Est conservent aux nouvelles habitations le caractère bien spécial de la maison lorraine. »

En post-scriptum : « Un coopérateur de Paris-Jardins me fait remarquer que les toitures des maisons de l’avenue principale ne sont pas obligatoirement revêtues de tuiles rouges, comme je l’ai écrit par mégarde, mais bien d’ardoises pour demeurer en accord avec la toiture du château. Mon erreur, dira-t-on, était minime et ne valait pas la peine d’être relevée. On aurait tort de le penser. Il n’est pas de détails insignifiants pour un artiste ; c’est en prenant garde à tout que l’on compose une œuvre harmonieuse et mon correspondant, lorsqu’il me reprend, montre qu’il sent pleinement la valeur artistique du séjour dont il jouit ».

« L’Exposition ouverte dans la salle du Jeu de Paume, aux Tuileries, réunit des œuvres d’artistes mobilisés. Tous ceux qui, de la jeunesse à la pleine maturité, ont quitté leurs ateliers pour la caserne ou la tranchée, ne sont pas représentés ; mais un très grand nombre ont répondu à l’appel qui leur était fait et l’ensemble qu’ils nous offrent est du plus haut intérêt. Quelle tentation de discuter sur les orientations de la sculpture en présence d’œuvres de Bouchard, de Quillivic, de Derré, de Dejean, de Despiau, de Landowski ou de Max Blondat, ou d’analyser les tendances de la peinture contemporaine devant les toiles de Morisset, Renaudot, Challié, Tavernier, Drésa, Marret, Desvallières, Morchain, Dufrène, C. Reymond ou Karbowsky…, d’examiner le rôle du céramiste et du décorateur à propos de Massoul, Rumèbe, Dunand, Bastard, Huillard, Novak ou Maurice Quénioux. Pourtant l’esprit se sent entraîné par d’autres préoccupations. Les œuvres des artistes morts vous attirent d’abord : c’est Filley, Champcommunal qui cherchaient avec audace, ivres de couleur et de lumière ; Georget, si limpide et si délicat ; Gourdault, orientaliste passionné ; parmi les sculpteurs Béclu, chercheur sincère, et Grenier, vainqueur, au concours du Prix de Rome, avec une statue inspirée de poète guerrier. Tous ne figurent, du reste, pas ici et je ne vois aucun témoignage de Doucet, initiateur naïf et hardi. Après les morts, les blessés, tel le graveur Jacques Beltrand, et les blessés prisonniers, dont le sort nous inquiète, H. de Beaumont ou Lemordant. Pour les autres, on leur souhaite un heureux et glorieux retour ; on se demande ce qu’ils penseront, quand ils reviendront, des œuvres achevées il y a quelques mois et qui ne répondront plus à leur mentalité éprouvée par la guerre. Mettront-ils dans un coin de leurs ateliers les dessins qu’ils improvisent aujourd’hui, portraits de chambrée spirituels de Renaudot, croquis nerveux et typiques de Bernard Naudin, scènes de tranchées de Jouve… ou bien en tireront-ils cette synthèse puissante que nous attendons d’eux ? ».