code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. La maison d’école (I), L’Humanité, « L’Actualité artistique », 17 juillet 1915, p. 3.

L’école est, de tous les bâtiments municipaux, celui dont la mission est la plus haute et la plus délicate. Nous ne saurions lui prodiguer trop de soins. Sans doute, un bon éducateur accomplira partout sa tâche et il saura tirer parti des locaux les plus défectueux. Mais il en ressentira une moindre joie ; il ne pourra se dégager complètement des impressions désagréables dont il sera assiégé ; il sera, parfois, paralysé dans ses efforts mêmes. Certaines démonstrations lui seront impossibles ; certaines leçons morales lui seront interdites : comment prêcher l’ordre, le respect des choses et des êtres, la beauté, l’allégresse du travail, dans des salles mal éclairées, trop étroites et entre des murs lépreux ?

Pour l’enfant, le dommage sera incalculable. L’instituteur le plus dévoué ne constitue pas l’école à lui seul. L’édifice parle un langage éloquent, impérieux. Pensez au pauvre petit qui n’a jamais quitté les jupons de sa mère et qui sent approcher la menace d’en être séparé. Ne lui présentez pas un bâtiment noir, solennel, rébarbatif, ne lui montre pas l’école sous l’aspect d’une prison. Il gardera longtemps, peut-être toute sa vie, le souvenir des premiers pas qu’il a faits à l’intérieur du bâtiment mystérieux et redoutable. Cette impression initiale, si elle est mauvaise, peut être funeste. Elle pèsera sur toutes ses études ; dès le seuil, il en aura été dégoûté.

Cet être jeune « sorti à peine du sang et du lait maternels, tiède encore et qui ne demande qu’à s’épanouir en fleurs », pour emprunter à Michelet son langage inspiré, cet être jeune, plus sensible à l’image qu’à la parole, aux émotions qu’aux raisonnements, cet être sensible, enveloppez-le d’une atmosphère heureuse, rendez-lui riant l’apprentissage de la vie. Il a besoin, pour s’épanouir, de gaîté et de sourires, et ce besoin, songez-y, ne sera jamais plus intense que demain. Tant de foyers vont être endeuillés, tant d’intérieurs accablés par une amertume durable ! C’est l’école qui arrachera l’enfant à des ambiances déprimantes : il doit y apprendre l’allégresse en même temps que la solidarité et la vie.

N’épargnons aucun sacrifice pour préserver, pour fortifier cette génération, trop peu nombreuse, à qui incombera un grand devoir. Il lui appartiendra de réaliser une partie de l’idéal pour lequel ses aînés auront souffert ou seront morts. Acheminons-les, petits garçons et petites filles, par des routes fleuries, vers les tâches viriles qui leur sont réservées. Si j’étais architecte, je n’aurais pas de plus grande joie que d’être appelé à construire une école. Pour une municipalité, il ne peut y avoir de satisfaction plus grande que de diriger ce travail bienfaisant.

*

Déterminons tout d’abord l’emplacement même de la future école. Celle-ci devra s’élever, autant que possible, au centre de l’agglomération, village, quartier ou faubourg, dont elle rassemble les enfants. Si on lui assigne une situation excentrique, on oblige, par là même, quelques petits à parcourir, chaque matin, un trajet trop long ; on les incite à se lever trop tôt, à faire une toilette hâtive et incomplète ; on les expose, plus longtemps, aux intempéries, pluie ou neige ; surtout, et ceci est plus grave, on donne des prétextes pour justifier une fréquentation scolaire irrégulière. Ensuite, il faut que l’accès de l’école soit facile en tout temps. Les enfants ne seront pas obligés de gravir des chemins raides, boueux, glissants, dangereux par le verglas. Dans ces régions où la neige s’accumule en hiver, dans les Vosges, dans l’Est, on leur épargnera aussi les chemins creux que la neige peut barricader. Par contre, la route large, belle, droite est, elle aussi, d’un mauvais voisinage, si elle est sillonnée par des automobiles, par une circulation intense et rapide, si chaque entrée et chaque sortie doivent donner aux instituteurs et aux parents des inquiétudes permanentes.

Que de précautions à prendre, que les conditions locales viendront dicter. Ici, c’est un canal près duquel les écoliers ne doivent pas se bousculer ; là, c’est l’itinéraire traditionnel, suivi soir et matin par les vaches qui vont à la prairie communale ou qui en reviennent ; où, encore, c’est la voie qu’encombre, à certains jours, le mouvement du marché. D’autres précautions s’imposent. Il faut éviter, travail délicat, le contact de tout ce qui est immoral ou peut donner un exemple dangereux, une tentation basse. Écartons aussi les impressions pénibles : éloignons-nous de la route qui conduit au cimetière, de celle qui mène à la prison départementale. Épargnons aux enfants des émotions inutiles ou d’inconscientes cruautés. Nous fuirons naturellement le voisinage des établissements insalubres, les panaches de fumée noire que le vent rabattrait sur l’école, la proximité des hôpitaux. Nous nous éloignerons également des usines bruyantes, dont le vacarme troublerait les classes, et des voies que sillonnent chemins de fer, tramways, véhicules lourds et trépidants dont le passage interromprait nos leçons. Enfin, nous nous tiendrons à distance raisonnable de toute construction élevée qui viendrait barricader la lumière. Nous avons besoin de beaucoup de lumière. Il faut que le soleil vienne visiter l’école, non seulement en plein midi, mais dès le matin et qu’il nous tienne compagnie jusqu’au soir. Il épargne aux yeux enfantins une fatigue précoce ; il nous dispense la gaieté et la santé. Aucun écran ne doit s’interposer entre l’enfant et lui.

*

Ces dangers évités, et je suis bien persuadé que je ne les ai pas tous énumérés, nous n’aurons accompli qu’une besogne négative. Est-il indiscret de chercher davantage ? Non, puisque nous travaillons librement, dans l’absolu, et formulons un idéal dont la réalité ne rabattra que trop l’ampleur.

Je voudrais que l’emplacement de l’école ne fût pas seulement exempt de toute reproche, mais qu’il fût riant, situé au point le plus gai et qu’il s’ouvrit sur une perspective harmonieuse. L’enfant y découvrirait des spectacles que lui refusent trop ordinairement les fenêtres paternelles. Il y serait spontanément sensible et, d’ailleurs, le maître saurait susciter son attention. Ainsi son cerveau fidèle, cire molle livrée à toutes les impressions, s’imprégnerait d’images heureuses. Il ferait provision de beauté pour toute sa vie

*

L’emplacement idéal déterminé, nous réclamerons un espace, un grand espace, le plus étendu que l’on voudra nous accorder. Ne craignez pas de nous combler : notre appétit est insatiable ; vous nous offrirez un canton que nous n’en serions pas embarrassés.

Délivrons-nous, un instant, des idées ancrées dans notre esprit par l’habitude. Il n’est pas, sur la terre entière, si l’on en excepte les petits des hommes, d’êtres qui grandissent dans les conditions que nous imposons à nos enfants Tous les animaux s’ébattent à l’air libre ; ils s’étiolent dès qu’on les emprisonne. Je parie qu’il n’est pas un éleveur qui voulût confiner ses bestiaux comme nous confinons les enfants.

L’éducation, l’instruction, la contrainte, la discipline sont des choses nécessaires. Mais il n’est pas nécessaire que les locaux où les enfants sont rassemblés pour recevoir la nourriture spirituelle soient malsains. La première condition pour qu’ils soient salubres est qu’ils soient très spacieux. Vous me direz que la plupart des enfants sont, chez leurs parents, plus mal encore. Sans doute, mais qu’entendez-vous prouver par là, sinon que la société actuelle est imparfaite et qu’elle n’a pas le sentiment complet de ses responsabilités ? Que sur les points, du moins, où elle a pris conscience de ses devoirs, elle sache pleinement à quoi elle est engagée et, puisque nous rassemblons les enfants dans des écoles, que celles-ci soient conformes aux exigences de l’hygiène morale et physique.

Nous réclamons donc de l’espace, beaucoup d’espace : de vastes locaux, de grands préaux, de beaux jardins. L’école ne sera pas seulement strictement satisfaisante pour les besoins du jour ; elle prévoira l’augmentation bienfaisante de la population, elle répondra, par avance, aux exigences de demain. Elle assurera, d’une façon surabondante en ce point, le développement sain, harmonieux, des générations prochaines.

Il y a scandale et, par malheur, je ne formule pas, ici, d’hypothèse imaginaire. Il y a scandale intolérable lorsque, dans telle école primaire, la cour offre aux ébats des enfants un mètre carré par écolier, si bien que tous jeux doivent y être interdits de peur d’accident. Il y a intolérable scandale lorsque, dans telle autre école, le préau a dû être supprimé, faute de place, et que les enfants, par un temps pluvieux, sont obligés de se reposer dans la classe même. Il y a scandale moindre, mais scandale tout de même, lorsque, [pour ?] économiser le terrain, on superpose, dans un bâtiment trop élevé, plusieurs étages de classes. Sans envisager le danger d’incendie, danger, la plupart du temps, illusoire, et même sans tenir compte des paniques possibles et des accidents individuels, la circulation de troupes d’enfants à travers des escaliers toujours insuffisants engendre une perte de temps, un désordre matériel, occasion de désordre moral, elle impose aux maîtres un surcroît de responsabilité et de fatigue, abrège et rend moins profitables les récréations. J’entends bien que les enfants sont habitués, chez eux, à pratiquer des escaliers autrement défectueux ; mais ils ne le font pas en bande, à heure fixe et, encore une fois, la négligence de certains devoirs sociaux ne nous autorise pas à accomplir moins complètement ceux que nous avons assumés. Si, d’une façon générale, la cité future doit s’étendre en espace et non pas en hauteur, cette loi s’impose, avant tout, aux écoles. Nous ne proscrirons donc pas les escaliers, ce qui serait une intransigeance excessive ; mais nous en restreindrons le plus possible l’usage.

Un emplacement favorable, de l’espace, beaucoup d’espace, et, à présent, nous pouvons, en toute confiance, faire appel à l’architecte.