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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. Musées régionaux et musées locaux (I), L’Humanité, « L’Actualité artistique », 28 août 1915, p. 3.

Les vues que j’ai exprimées au sujet de la maison d’école n’ont la prétention ni d’être complètes, ni d’être neuves. Elles ont été souvent développées dans les congrès de l’Art à l’école et dans ceux de la Ligue de l’Enseignement. Quelques architectes s’en sont imprégnés et ont donné des modèles dignes d’être suivis. Rien ne paraît s’opposer à leur application : elles n’entraînent pas à des dépenses excessives ; il ne serait même pas paradoxal de prétendre qu’elles favorisent l’économie. L’école de M. Bonnier est une des moins coûteuses qu’ait construites la ville de Paris.

L’argument financier n’a, d’ailleurs, même dans les circonstances présentes, qu’une valeur tout à fait secondaire en une matière aussi grave et nul n’admettrait que l’on puisse mesurer les sacrifices, quand il s’agit, en somme, d’assurer l’avenir de la race et de préparer la France de demain.

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Je ne me dissimule pas, en abordant l’étude des musées régionaux et locaux, que je vais me heurter à beaucoup d’indifférence, sinon à de franches hostilités. Il est, sans doute, quelques villes dont les musées font partie du patrimoine national. Lille ou Saint-Quentin, pour ne prendre que deux exemples, sont fières du trésor qu’elles gardent et dont elles connaissent le prix. Elles en tirent un agrément personnel, elles en reçoivent un grand lustre et l’attraction exercée sur les amateurs d’art, français ou étrangers, contribue à leur prospérité. D’autres cités, après avoir longtemps méconnu leurs collections et les avoir négligées, se sont décidées à les mettre en valeur et n’ont point eu à s’en repentir.

Mais il faut avouer qu’en dehors de ces centres exceptionnels, la cause des musées est difficile à défendre, à la fois dans les villes qui en possèdent et dans celles qui en sont, pour le présent, dépourvues. Dans la plupart des cas, le musée, qu’il soit situé dans les combles de l’hôtel de ville ou qu’on lui ait créé un asile spécial, évoque l’image de salles désertes et poussiéreuses dans lesquelles des objets hétéroclites ont été rassemblés au hasard. Le musée doit être riche, à en juger par l’encombrement qui règne sur les murailles et dans les vitrines : pourtant, parmi tant de merveilles entassées, le visiteur désorienté aurait, peut-être, bien de la peine à trouver un objet digne de son attention. Voici des tableaux anciens superposés, de la cimaise au plafond, attribués à toutes les écoles, parfois décorés de grands noms, mal conservés ou repeints ; un érudit aurait peine à tirer quelque profit de leur examen et ils ne peuvent exercer aucune influence sur le public, ni par leur art, qui est médiocre, ni par leurs sujets, qui sont ordinairement d’indéchiffrables énigmes. Les tableaux modernes ou contemporains ne portent qu’un témoignage bien imparfait sur la splendeur de notre peinture. Dans les Salons où ils ont, d’abord, été exposés, à supposer qu’ils y aient été admis, nul ne leur a fait l’honneur de les remarquer, et il serait à craindre, s’ils suscitaient des admirations, qu’ils ne fassent naître des idées fausses sur l’art. Leurs sujets sont presque aussi obscurs que ceux des œuvres anciennes. Bref, parmi les toiles qu’encadrent des baguettes étincelantes ou dédorées, sans préjudice des gravures piquées, des dessins à moitié effacés et des aquarelles qui s’y mêlent, s’il se rencontre quelques œuvres vraiment importantes, elles sont dissimulées et comme noyées au milieu de tout ce fatras. L’ensemble, tel qu’il est présenté ne peut guère avoir d’action ni éducative, ni esthétique. Voici, à présent, les panoplies d’armes étranges, les pirogues en lambeaux, les noix de coco sculptées, reliques de quelque obscure expédition lointaine. Puis, des oiseaux empaillés, des animaux rongés par la vermine, des cailloux. Dans un coin, des fragments archéologiques quasi informes et, encore, dans les vitrines, des vases, des boîtes dont on ne parvient pas à démêler l’utilité et qui voisinent entre eux dans un chaos effarant. Tout ce capharnaüm ne paraît propre qu’à inspirer une secrète horreur et comme une terreur superstitieuse.

Qu’on ne m’accuse pas de noircir ma description et de m’amuser à une parodie. Des exemples précis pourraient aisément appuyer cet inventaire. On les trouverait même dans des villes importantes et je me souviens, après bien des années écoulées, de l’impression que je reçus dans certaines salles du musée du Mans qui, par ailleurs, renferme des choses de premier ordre et qui, j’aime à le croire, aura, depuis lors, été réorganisé. L’absence totale ou la pénurie de notices, l’inexistence ou l’insuffisance des catalogues, l’incommodité des jours et des heures d’ouverture achèvent le procès de ces musées lamentables.

En toute justice, je dois ajouter, après ce réquisitoire, que, tels qu’ils sont et si dérisoires, ils ne méritent pas une condamnation totale. Ils peuvent être améliorés et métamorphosés, j’essaierai de montrer par quelles méthodes simples ; mais, de plus, dans leur désordre même, il n’est pas dit, qu’ils n’aient pas, parfois, ouvert à des intelligences et des imaginations vives, des perspectives inconnues, qu’ils n’aient pas fait naître des rêves bienfaisants ou des curiosités fécondes et que, par eux, l’infini, l’art ou la science n’aient pu se révéler. Il suffit qu’en se promenant dans leurs salles mélancoliques, un jeune garçon ait, devant de mauvais tableaux, soupçonné la splendeur des couleurs et des formes, qu’un autre ait entrevu en présence de la pirogue et de la noix de coco sculptée que je raillais tout à l’heure, la diversité des civilisations humaines, que le désir de savoir ait tourmenté quelques adolescents arrêtés par la contemplation d’une pierre ou d’un coquillage, pour que le musée soit digne de notre respect. Si détestables qu’en puissent être la composition et la présentation, il ne se peut qu’il ne soit capable, à quelque degré, d’inquiéter les consciences, de les éveiller et de les émanciper et ce sont là, il me semble, des titres suffisants à le défendre. Ceci dit, je reconnais que les villes qui possèdent un mauvais musée sont excusables de s’en désintéresser et de regarder avec défiance toute proposition pour développer ou enrichir une institution dont elles ont si peu lieu d’être satisfaites.

Les villes qui n’ont pas de musée ne se voient pas encouragées par ces exemples à en créer un. Elles y voient une source de charges nouvelles, de charges inutiles et disproportionnées à leurs ressources. La construction d’un musée apparaît comme une réclame électorale, très onéreuse pour les finances municipales. Les gens avertis s’inquiètent de la façon dont le musée nouveau pourra être rempli. Ils appréhendent les démarches à faire auprès de collectionneurs d’humeur difficile et, aussi, les dons qu’il sera malaisé de refuser. Ils redoutent les présents de l’État, et tous ceux qui savent comment l’État achète et ce qu’il achète, ne peuvent donner tort à ces appréhensions.

Ainsi tout le monde, à peu près, paraît s’accorder contre les musées. Ils sont combattus même par les esthéticiens qui nient qu’une œuvre artistique puisse s’y épanouir et qui les ont qualifiés de « prisons de l’art ». Le langage courant révèle le mépris dans lequel ils sont tenus ; la ménagère économe appelle volontiers « son musée » l’armoire ou la caisse dans laquelle elle entasse les vieux vêtements, les morceaux d’étoffe et les bouts de dentelle réservés à quelque utilisation hypothétique. Si bien que l’on renoncerait à soutenir une cause perdue d’avance, si les musées ne pouvaient être autre chose que ce qu’ils nous apparaissent, un peu partout, aujourd’hui.

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Ils pourraient, ils devraient être tout à fait autre chose. Mais, pour les modifier ou les métamorphoser, il faudrait d’abord se faire une idée claire de leur caractère et de leur fonction sociale, idée qui permettrait ensuite de les organiser en vue directe de leur utilisation. La Convention, lorsqu’elle ouvrit, en 1793, au public, les anciennes collections royales et fonda le Muséum, c’est-à-dire le Musée du Louvre, n’avait pas simplement le dessein d’étendre à tous des plaisirs que le Régime aboli réservait à quelques privilégiés. Elle croyait, et cette conviction injuste découlait de son exaltation politique, que les œuvres d’art n’avaient été pour les rois et pour les grands, qu’une source de distractions frivoles, parfois même immorales. Elle pensait que l’art serait régénéré en s’adressant à la nation ; elle était persuadée que peinture et sculpture étaient capables de produire sur les âmes populaires une excitation esthétique, à la fois, et morale. Le Musée devenait ainsi un instrument d’éducation civique. L’abbé Grégoire voulait que l’on expliquât à la foule que les tableaux et les statues constituaient « un arsenal » qui l’aideraient à défendre ses droits.

Qu’une telle conviction fût étroite, chimérique ou naïve, c’est possible ; je n’essaierai pas de la défendre pour le moment. Assurément, elle était noble et elle avait le mérite incontestable d’être nette, de pouvoir, par conséquent, présider à un plan d’aménagement pratique. Je ne suis pas convaincu que Napoléon, lorsqu’il créa les premiers musées dans les départements, eut des idées aussi précises, et il me paraît, du moins, évident, que, depuis lors, ceux qui ont entrepris de fonder, de diriger ou de modifier des musées, ont eu des vues tout à fait confuses.

Cependant, à mesure que le temps s’écoulait, la curiosité publique s’étendait à un nombre d’objets sans cesse croissant. Aux produits du pinceau et du ciseau qui constituaient, d’abord, l’essentiel des collections publiques, s’associaient les vases, les bijoux, les œuvres de l’Orient. Des choses qui semblaient naguère ne présenter aucun intérêt étaient recherchées et l’on réunissait des objets usuels sans valeur d’art apparente, sans valeur matérielle, qui avaient acquis du prix par les caprices de la mode ou par l’acuité accrue des investigations historiques. À Paris, dans quelques villes, des musées spéciaux étaient constitués. De jour en jour, le domaine des musées s’est étendu. À l’heure présente, il n’est, pour ainsi dire, rien qu’ils ne puissent revendiquer.

L’absence de vues directrices, la complexité des collections ont donc engendré le désordre dont les musées parisiens ne sont pas exempts et qui sévit sur les musées provinciaux. Sauf pour de rares érudits qui ont, d’ailleurs, grand mal à s’y reconnaître, les musées actuels ne sont guère capables que de fournir un plaisir de frivole curiosité. Ils sont retombés au rôle mesquin que la Convention reprochait aux Cabinets des amateurs et des curieux de l’Ancien Régime. Pour réagir, il convient de reprendre la question à pied d’œuvre. Les idées émises par des sociologues, des tentatives intéressantes, l’exemple exceptionnel de quelques musées totalement ou partiellement régénérés, pourront nous y aider.

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Nous nous mettrons, tout d’abord, d’accord sur ce principe simple qu’un musée n’est pas destiné à la contemplation passive. Les joies spirituelles, la délectation qu’ils donnent peuvent et doivent avoir une influence salutaire. Il doit donc être un instrument d’éducation. D’éducation artistique, certes, mais, dans ces chroniques où je me suis efforcé de montrer l’interpénétration perpétuelle de la vie et de l’art, je me mettrais en contradiction avec moi-même si je considérais cette éducation artistique comme indépendante et isolée. Pour embrasser le domaine de l’art, le musée devra donc s’intéresser à la vie et comme il n’est rien dans la vie auquel l’art reste étranger, le musée, en définitive, embrassera la vie tout entière. Un musée sera, par conséquent, un instrument d’éducation intégrale.

Nous ne pouvons, cependant, songer à établir partout, des musées encyclopédiques circonscrivant la vie universelle. L’énoncé seul d’une telle proposition en marque le caractère chimérique. Nous remarquerons, fort heureusement, que la vie prend, selon les régions, des aspects particuliers, que certaines formes y sont, tour à tour, prépondérantes ; qu’il convient donc d’orienter les musées selon le caractère des lieux où ils seront installés. Reprenant notre proposition première, nous la modifierons en proclamant qu’un musée doit être un instrument d’éducation intégrale adapté à la vie spéciale de chaque région, il doit exalter la vie locale en la reliant à la vie régionale, à la vie nationale et à la vie universelle. C’est ce que j’essaierai de développer dans notre prochain entretien.