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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. Musées régionaux et musées locaux (II), L’Humanité, « L’Actualité artistique », 4 septembre 1915, p. 3

J’ai étudié, dans mon dernier article, les causes de la stagnation et de l’impopularité de la plupart de nos musées provinciaux et j’ai cru reconnaître qu’ils souffraient, avant tout, d’avoir été créés et développés sans idée directrice précise. J’ai été amené ainsi à rechercher une formule capable de présider à leur réforme et j’ai avancé qu’ils devaient être des instruments d’éducation intégrale adaptés à la vie spéciale de chaque région, destinés à relier la vie locale à la vie universelle. Ces propositions, que j’ai énoncées sans les développer, demandent à être expliquées et soutenues.

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Tout d’abord, et je crois devoir insister sur des points que j’ai déjà touchés, le musée sera instrument d’éducation. Cela ne veut pas dire qu’il renonce à donner des joies esthétiques et une distraction élevée à ceux qui le fréquentent. Mais on imagine que cette délectation resterait superficielle et qu’elle aurait peu de prix si elle ne s’accompagnait d’un travail actif de l’esprit et d’acquisitions. Ajoutons qu’en visant à instruire, on contribue, en même temps, à affiner et à enrichir la sensibilité ; si bien qu’à vrai dire, le musée susceptible de provoquer les plus grands enthousiasmes sera celui où l’on aura fait le plus d’effort pour satisfaire et éclairer les esprits.

En second lieu, cette éducation que l’on poursuit par l’action du musée ne doit pas rester purement esthétique. Cela, comme je l’ai fait remarquer, parce qu’il est artificiel et faux d’isoler l’art et de le séparer de la vie à laquelle il est indissolublement mêlé, parce qu’il est faux de penser que l’art réside dans des œuvres exceptionnelles, tableaux et statues, et d’envisager ces tableaux et ces statues comme des travaux de pure virtuosité. Mais aussi parce qu’il serait absurde de chercher à développer une faculté en laissant en friche toutes les autres.

Les musées, tels que nous les désirons, doivent s’ouvrir à tous et rendre des services au plus grand nombre de citoyens possible. Ils ne sont pas faits spécialement pour l’élite intellectuelle, et, d’ailleurs, cette élite n’aura, en aucun cas, rien à perdre à voir les musées rationnellement organisés. Nous nous adressons donc à des cultivateurs, à des ouvriers, à des employés, auxquels les conditions de la société actuelle n’ont permis d’acquérir qu’une instruction rudimentaire ; joignons-leur les bourgeois qui, dans la plupart des cas, ne sont pas mieux armés. Allons-nous essayer de les initier à l’évolution de l’art dans les civilisations anciennes et lointaines, sans leur donner, en même temps, des notions sur les caractères généraux de ces civilisations mêmes et sur les autres aspects des progrès de l’esprit humain ? Qui ne sent qu’une telle tentative serait chimérique, qu’à supposer qu’elle parût réussir, elle dresserait un édifice fragile, sans étais, dans le vide, et qu’à tout prendre, un individu qui aurait des lumières sur l’histoire de l’art seule, aurait, dans ces conditions, fait une acquisition de bien faible profit ? Il suffit de se représenter avec netteté cette conception pour la condamner.

Assigner au musée une fonction uniquement esthétique, ce serait, au reste, méconnaître le rôle merveilleux d’éducateur que l’image joue en tout ordre de connaissances. Ce rôle, les pédagogues l’utilisent dans l’enseignement, les industriels et les commerçants l’exploitent au bénéfice de leurs intérêts, par les expositions, par la réclame. Il serait absurde de ne pas en tirer parti dans les musées.

Le musée sera donc un instrument d’éducation intégrale. Il complètera, pour les enfants, les leçons de l’école ; il sera, pour les hommes, l’écho et le prolongement de ces leçons. L’école a pris un être né dans un moment de la durée, grandissant sur un point infime de la surface de la terre. Cet être faible, isolé dans le temps et dans l’espace, étranger à tout ce qui ne le touche pas immédiatement, elle l’a mis en contact avec l’infini de l’histoire et l’infini de l’univers. Elle lui a révélé qu’il participait à la vie universelle. Par elle, il a appris les lois qui président à son existence ; par elle, il a appris qu’il était tributaire du travail des siècles ; il a pris conscience du trésor lentement et péniblement accumulé par le labeur humain, de ce trésor que nous défendons aujourd’hui. Par la naissance, il appartenait à son village ; son horizon était borné de toute part ; l’école a fait de lui un Français et un homme.

Cette métamorphose ébauchée par l’école peut et doit être parachevée par le musée. Sans sortir de sa cité, sans parcourir l’univers, sans pâlir dans les bibliothèques, le visiteur s’y pénétrera du sentiment de la solidarité des pays et des âges. Une semblable entreprise ne peut, cependant, s’accomplir sans ménagement. Mettez sans préparation un petit montagnard en présence d’une vue de l’océan, fût-elle admirable, il en sera étonné, mais il en sera plus surpris que touché et il aura la plus grande peine à se représenter la réalité lointaine que vous lui ferez, brusquement, entrevoir. Présentez-lui des témoignages des révolutions du sol, il croira à quelque féerie et n’éprouvera pas le désir de se renseigner davantage. De même, si vous lui présentez des tableaux florentins ou des statues grecques, il en sera trop éloigné pour s’y attacher tout d’abord.

Entre ces immensités et lui-même, il est nécessaire d’établir des transitions, de jeter des ponts. Car il est une réalité qui le touche diversement, c’est celle dont il est environné, c’est son pays, c’est son village. Cette réalité immédiate, il l’aime, il a le plus grand intérêt à la mieux connaître : prenez-la pour point de départ. En tout ordre, allez du fait particulier qui lui est familier aux grands phénomènes qu’il ignore, insistez sur les objets de son activité, glissez sur ce qui lui est étranger, conduisez-le, en le prenant pour centre, à travers l’univers.

Par là, vous aurez obtenu de multiples avantages. Le musée que vous créerez sera vivant. Il sera réellement utile à ses clients discrets qui ne pourront manquer de s’y intéresser. Ce musée aura sa physionomie originale : le jour où tous les musées seront organisés selon un plan analogue, ils cesseront d’être des exemplaires plus ou moins riches d’une même et monotone confusion, pour devenir autant de personnes distinctes, comme les régions dont ils refléteront l’image. Leur fonction sera alors complète et double : ils réaliseront, pour les habitants du pays, la cellule dans laquelle ils évoluent à l’organisme universel ; ils aideront les gens de passage à prendre rapidement connaissance du pays qu’ils seront venus visiter. À tous, ils offriront des leçons fécondes et des sujets d’admiration.

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Le plan que je viens de proposer est, tout au moins, séduisant. Je voudrais, à présent, montrer qu’il est réalisable. Il exige, je ne le dissimule pas, de la part des organisateurs, de grandes connaissances, beaucoup de discernement, des soins infinis. Ce sont là des mérites qu’il n’est pas impossible de trouver réunis et, d’ailleurs, si l’utilité des musées venait à être généralement reconnue, il se constituerait une science des musées, comme il y a une science des bibliothèques, et l’on verrait paraître des traités spéciaux propres à venir en aide aux gens de bonne volonté. Une objection, en apparence plus grave, et qui viendra d’abord aux esprits, est qu’un musée, ainsi conçu, ne saurait manquer de provoquer des dépenses énormes. Une pareille crainte, si elle était fondée, ruinerait toutes nos espérances. Je tiens donc à la dissiper immédiatement et à démontrer qu’elle est chimérique.

On se fait d’ordinaire les idées les plus fausses sur la nature des objets dignes de figurer dans un musée. On imagine que, seules, peuvent y pénétrer des choses précieuses et rares. C’est là une pure et dangereuse illusion. En réalité, il est des objets très précieux et très rares qui n’offrent presque pas d’intérêt ou qui ne sont capables d’intéresser qu’un nombre très restreint de personnes adonnées à des sciences spéciales. Au contraire, des objets, sans valeur intrinsèque, peuvent acquérir une très grande portée pour peu qu’on sache faire ressortir leur caractère et, surtout, qu’on les ait mis à leur place dans des séries méthodiquement constituées.

Quoi de plus commun que les cailloux de la route, que les herbes des champs ? Pourtant, celui qui aura réuni des échantillons sélectionnés, qui les aura scientifiquement définis, qui les aura classés, n’aura-t-il pas fait un travail de haute utilité ? Un vieux pichet, un verre à boire, une plaque de métal forgé ou ciselé peuvent devenir, selon les cas, des documents excellents. Des documents, voilà ce que doit, avant tout, offrir un musée, des témoignages de la nature et de l’homme… Mais, dira-t-on, à ne recueillir que ce qui s’offre immédiatement, on n’ira pas bien loin. D’accord, si l’on ne veut prendre que des choses originales, mais pourquoi refuserait-on le concours des reproductions et des copies ? Nous vivons dans un temps où les procédés de reproduction mécaniques ou mécano-artistiques se sont infiniment perfectionnés. Le prix des reproductions s’est, d’autre part, constamment réduit. Il est naturel de les utiliser. Les musées les plus riches en donnent l’exemple. Si grandes que soient les ressources dont ils disposent, celles-ci ne sont pas infinies. Il est impossible de rassembler des séries complètes. Il existe, d’autre part, des objets uniques : les uns par leur nature, comme les tableaux ou statues, les autres par le hasard qui les a seuls préservés parmi d’autres objets analogues, qui ont tous disparu. Il peut y avoir opportunité ou quasi-nécessité à en évoquer le souvenir. Moulages ou photographies permettent de le faire. Les Anglais ont systématiquement utilisé les reproductions, à Londres, dans le musée de South Kensington. Le Musée des Antiquités nationales, à Saint-Germain-en-Laye, doit à une pratique semblable sa cohésion et sa valeur pédagogique. Le Louvre, en fin, après avoir longtemps refusé de déroger, a adopté, à son tour, un usage si naturel : des moulages de Delphes entourent la Victoire de Samothrace.

Nous ne dédaignerons pas les originaux. Ils ont un accent, un nerf qui disparaît dans les meilleures copies. Si nous en avons, nous les mettrons en lumière, mais nous n’en aurons pas la superstition. Nous n’étalerons pas, comme dans les musées actuels, parce que nous les croirons anciennes et authentiques, des toiles médiocres dues à des maîtres justement oubliés. Nous leur préférerons des copies qui évoquent des œuvres admirables. Le musée s’adressera surtout à l’imagination : il s’attachera moins à montrer qu’à suggérer. Si l’on dispose de chefs-d’œuvre, la suggestion sera plus complète ; elle ne sera pas ruinée parce qu’elle sera provoquée par un document modeste.

Il ne faut pas, non plus, s’effrayer du cadre immense que nous proposons pour le musée. Ce cadre se prête à des développements infinis, on peut le réduire à des termes plus simples ou très simples. Un dictionnaire peut comporter des centaines de volumes ou se condenser en quelques pages. On peut, de même, concevoir des musées immenses et d’autres qu’un instituteur de village aura institués presque sans ressources et qui tiendront à l’aise dans un placard. Ces derniers ne seront pas les moins utiles. Outre qu’ils seront présents et pourront être perpétuellement consultés, ils formeront une initiation et une préparation utile au musée régional. Pourquoi ne pas concevoir, en effet, une gradation des musées qui, depuis la collection rudimentaire du village, par des collections de plus en plus amples de centres au rayonnement de plus en plus étendu, partirait de la commune pour embrasser la région et, par-delà la région, rejoindrait, à Paris, les musées universels ?

Après avoir exposé et défendu l’idée que je me forme du musée, il me reste à en étudier les modalités de réalisation. J’espère consacrer à cet examen notre prochain entretien.