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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Annecy, chef-lieu de la Haute-Savoie, est une toute petite ville puisqu’elle ne rassemble pas 15 000 habitants, mais on trouverait malaisément une cité plus agréable. Construite dans un site admirable, à l’extrémité du lac délicieux dont Talloires est la perle, elle a su ajouter au charme naturel de sa situation par des soins attentifs et persévérants. Des arbres séculaires y ombragent des allées superbes, et l’avenue Eugène Sue, plantée de platanes majestueux, ferait honneur à une capitale. De larges pelouses, de beaux jardins s’étendent jusqu’au lac. La ville ancienne, pittoresque et étroite, avec ses rues couvertes d’arcades trapues ou traversées par des canaux, a été, en grande partie, respectée, mais, auprès d’elle s’est constituée une cité nouvelle, régulière et spacieuse, dont on a par avance prévu et dirigé l’extension. Les lycées, les groupes scolaires témoignent de l’intérêt que l’on porte à l’instruction. Enfin, et c’est le point qui nous intéresse aujourd’hui, Annecy possède un Musée que de grands centres pourraient lui envier et qui, à bien des égards, peut passer pour un musée modèle.
Ce Musée est, depuis plusieurs années, dirigé par un conservateur, M. Marc Le Roux, savant à la fois et artiste, qui lui a consacré toute son activité et tous ses enthousiasmes. Poursuivant le travail déjà important accompli par ses prédécesseurs, soutenu par une municipalité désireuse de bien faire, M. Le Roux a été guidé dans son œuvre par les idées directrices que j’ai exposées dans mes derniers entretiens. Il a voulu que son musée fût attrayant, qu’il fût aimé de tous comme il l’était de lui-même. Il a voulu aussi qu’il fût un instrument d’instruction intégrale et régionale. Toute la vie de la région annecienne s’y trouve résumée et de larges aperçus y sont donnés sur la civilisation universelle. L’usage généralisé des moulages et des copies a permis de créer des séries cohérentes ; une classification rigoureuse et très claire facilité l’examen et le rend fructueux.
Les résultats sont concluants et dignes de l’effort accompli. Le musée est très fréquenté : les écoliers de tout ordre y sont conduits par leurs maîtres ; il attire les visiteurs de passage. Si l’on compare l’effet obtenu à la valeur intrinsèque des collections, on ne saurait manquer de le juger prodigieux. Il y a là un exemple à méditer et à suivre.
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Pour énumérer les séries essentielles que doit réunir un musée, je n’aurais guère qu’à analyser ces galeries typiques ; ma pensée, tout au moins, s’y reportera constamment. Nous prendrons, dans la nature, notre point de départ. Nous définirons la structure du sol de la région, grande ou petite, dont le musée doit être le centre. Des échantillons caractéristiques de roches et de terrains déterminés et classés, raconteront la genèse du pays familier et feront entrevoir, à des curiosités éveillées, la formation même des mondes. Parmi les phénomènes géologiques, il s’en trouvera quelques-uns qui recevront, des contingences locales, un intérêt particulier. On insistera sur la formation des lacs, à Annecy et sur l’évolution des rivages, dans une ville maritime. Ici, le fleuve, là, la montagne seront les points de départ solides sur lesquels s’étayera l’étude du globe. Des idées semblables présideront à la constitution de séries animales et végétales. L’élevage, la culture ou la pêche conseilleront, selon les pays, des collections orientées selon les préoccupations permanentes de la vie.
Par ce travail, on ne contribuera pas uniquement à élever les esprits et à susciter l’intelligence scientifique, on accomplira, en même temps, une œuvre directement utile. En réunissant des roches ou des terres, il sera aisé d’en souligner la valeur agricole et l’on ne conçoit pas la formation d’une Faune et d’une Flore régionales où les insectes utiles et nuisibles, les auxiliaires de l’agriculture et ses ennemis, les plantes parasites, les champignons comestibles et vénéneux ne seraient pas nettement signalés.
À la nature s’ajoutera, ensuite, l’homme. Tous les témoignages de l’histoire locale seront soigneusement mis en lumière. De grands faits qui ont marqué sur la vie de la région prendront une place prépondérante. À Annecy, les reliques des stations lacustres où s’abrita le Savoisien primitif donnent à l’anthropologie préhistorique une exceptionnelle importance. Ailleurs, les souvenirs d’une grande épreuve, d’un siège subi, d’une invasion ou ceux d’une grande solennité, d’un congrès européen, des fêtes, ou encore d’une période particulièrement prospère ou glorieuse, attireront, tout d’abord, l’attention.
L’histoire, d’ailleurs, sera conçue dans son sens le plus compréhensif. Elle n’évoquera pas uniquement des luttes et des traités ; racontée au peuple, elle redira la vie du peuple même. On conservera les documents ou les vestiges qui font deviner les aspects anciens de la cité. On rassemblera objets, instruments de travail, costumes ; si l’on peut reconstituer un intérieur ancien, si l’on peut grouper, sur des mannequins ou des poupées, les coiffes, les habits et les robes dont la tradition achève de se perdre, on aura constitué l’ensemble le plus précieux et le plus pittoresque.
La cité honorera ceux de ses enfants auxquels elle doit quelque lustre. Elle ne se contentera pas de rassembler leurs portraits ; elle essaiera de rendre sensible leur activité. Rien de ce qui les touche n’est indifférent pour leurs concitoyens, et l’hommage qui leur est rendu deviendra exemplaire.
En étudiant la vie passée, le musée ne se désintéressera ni du présent, ni de l’avenir. Si, dans chaque région, il a existé, à une époque quelconque, une activité qui ait disparu, il s’attachera à rappeler quel en fut le caractère. Il retrouvera les raisons qui en avaient provoqué l’apparition et lui avaient valu sa prospérité. Il essaiera aussi de reconnaître les causes de sa chute. Celles-ci peuvent être irrémédiables ; en d’autres cas, la négligence, des circonstances politiques malheureuses ou des conditions économiques défavorables, qui, depuis ce sont modifiées, ont amené la disparition d’une industrie florissante et que, dès lors, il serait possible de faire renaître.
Il soutiendra les industries actuelles en initiant à leurs procédés ceux qui doivent en devenir les collaborateurs, en montrant les formes diverses que ces industries ont revêtues selon les pays et selon les époques. Sur ce point, les musées céramiques de Rouen ou de Limoges, le musée de la soie à Lyon, sont des modèles qui, en proportions plus modestes, peuvent être parfois imités.
Enfin, le musée, s’il parvient à déterminer des possibilités d’activité nouvelles, rendra le plus signalé des services. Un pays possède tels gisements de minerais, telles carrières, il produit telles plantes dont il ne tire point ou dont il tire mal parti. En lui montrant, par quelques exemples, les produits obtenus, ailleurs, avec ces éléments, nul doute qu’on ne stimule les initiatives et les énergies. Ainsi, le musée, sous toutes ses formes, sera étroitement associé à la vie : non content d’en être le reflet, il s’ingéniera à l’accroître. En certaines régions, dans tous les pays qui forment frontière, il joindra à ces fonctions si multiples celle de préparer la connaissance de la civilisation limitrophe. Il rendra les rapports avec les voisins plus compréhensifs et plus profitables. Œuvre d’amour qu’une volonté barbare a rompue et que nous pourrons reprendre le jour inéluctable où cette barbarie aura été détruite.
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Jusqu’à ce point, il pourra sembler que j’aie complètement négligé la fonction traditionnelle des musées qui est de réunir des œuvres d’art. Je suis, cependant, assuré de ne pas l’avoir perdue de vue. La conception que je me forme d’un musée, loin d’en diminuer la leçon esthétique, tend, bien au contraire, à l’accroître. L’art, il faut le répéter sans cesse et sans crainte de provoquer la fatigue, l’art ne réside pas uniquement dans des tableaux ou des statues. En rassemblant des produits de l’industrie, des objets usuels, des costumes anciens, on fera naître certainement des impressions d’art et l’on amènera les sensibilités bien douées à rechercher l’art là où il devrait se trouver, non pas dans quelques objets exceptionnels presque étrangers à la vie, mais dans tout ce qui entoure notre existence même.
Tableaux et statues, fragments d’architecture ne seront, cependant, pas dédaignés, mais ils s’ordonneront selon les mêmes principes que les autres séries auxquelles ils seront associés aussi intimement qu’il sera possible. On accueillera avec faveur et l’on recherchera les œuvres qui se rattachent à la cité ou à la région, qui en évoquent les aspects naturels ou les usages. Même médiocres, de pareilles œuvres prennent, sur place, un intérêt qu’elles n’ont nulle part ailleurs. Elles ont, tout au moins, une valeur documentaire et, par la familiarité du sujet, elles entraînent les yeux novices à la contemplation des œuvres d’art. Un sentiment semblable portera à grouper les travaux des artistes régionaux. Par contre, on éliminera, dans la mesure du possible, tout ce qui, sans être de premier ordre – car le génie est à sa place partout –, n’aurait nul lien avec la cité, ses traditions ou ses croyances.
Des moulages abondants, des copies, des photographies soutiendront les originaux anciens, si l’on en possède, dispenseront, ailleurs, d’en regretter l’absence, et, par des chefs-d’œuvre d’admiration universelle, découvriront des perspectives infinies. Ici, comme en toute chose, les monuments familiers à la région, qu’ils soient antiques, romans, gothiques, de la Renaissance ou du XVIIIe siècle, fourniront la base essentielle autour de laquelle viendra rayonner tout le reste.
Ai-je besoin de dire que des étiquettes extrêmement nombreuses, très claires, très complètes, désigneront chaque objet pris isolément et chaque groupe d’objets et renverront le curieux à la lecture d’ouvrages spéciaux. Ces ouvrages se trouveront dans la petite bibliothèque qui devrait accompagner, comme un complément nécessaire, tout musée véritable. Ils y voisineront avec des recueils de photographies, de dessins, de relevés d’architecture, de plans, de cartes postales illustrées, avec toutes les pièces qu’il est nécessaire de conserver et impossible d’exposer.
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Le musée, tel que je viens de l’esquisser, n’est, nulle part, impossible à créer. Il peut s’improviser de toutes pièces et peut-être est-il plus facile d’en constituer un que de vivifier une galerie ancienne. Là où des collections existent déjà, il sera presque toujours nécessaire de faire un départ parmi les objets, d’en reléguer la plupart dans des pièces écartées où ils resteront éventuellement à la disposition des érudits, afin de mettre en lumière ce qui mérite vraiment d’être proposé aux regards. Qu’on ne craigne pas d’excessives éliminations ; un musée est, toujours, trop encombré.
L’idéal serait de présenter au visiteur des objets, à la fois groupés et espacés : chaque groupe occupant une salle spéciale, de façon à éviter le disparate, de permettre l’étude réfléchie et le recueillement. Pour cela, au lieu d’offrir aux musées des installations de fortune, il faudrait leur construire des abris. On s’y refuse d’ordinaire, je l’ai déjà dit, parce que l’on redoute des dépenses excessives. En réalité, il ne faut pour un musée que de l’espace et quelques murailles nues. Offrez à un conservateur intelligent des surfaces parfaitement simples, largement éclairées, soit par des baies latérales, soit par en haut. Il tirera de ce squelette quelque chose de vivant. Tout le reste est superfétation coûteuse sinon déplacée et nuisible. Le Louvre, le Grand ou le Petit Palais ne valent pas, pour une exposition artistique, l’humble tente des Indépendants. Bâtissez un bâtiment modeste, entourez-le d’un jardin et vous aurez assuré un asile digne de lui à un établissement qui n’est ni inutile ni d’un vain luxe, mais en qui on est fondé de voir un rouage essentiel de la vie.