code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. Quelques principes, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 18 septembre 1915, p. 3.

Les développements que j’ai consacrés à l’étude de la maison d’école et des musées ont peut-être donné à supposer que je m’apprêtais à examiner, tour à tour, avec une ampleur pareille, tous les édifices municipaux. La pensée m’en est, en effet, venue, mais, à la réflexion, j’ai cru devoir y renoncer pour des raisons qu’il me semble nécessaire d’exposer brièvement.

Les besoins de l’enfance sont les mêmes dans un hameau et dans une très grande ville : l’école, d’une commune à une autre, ne diffère que par la façon rudimentaire ou somptueuse dont la même conception a été réalisée. Pareillement, un musée, qu’il soit minuscule ou opulent, a toujours la même fonction à remplir. Il est donc possible, sans risquer de rester dans le vague, de parler, en général, de l’École ou du Musée, ce qui entraîne, d’ailleurs, à l’examen des préoccupations les plus hautes qui puissent se présenter à l’esprit humain.

Il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit d’une mairie, d’un bureau de postes, d’une perception ou de tout édifice public à usage de bureaux. Ici, la fonction, tout en restant pareille dans son principe, prend, selon les circonstances, des développements et des modalités extrêmement différents. Or, lorsqu’il s’agit de constructions, les solutions à intervenir dépendent essentiellement de ces développements mêmes. Autant de cas, autant de problèmes. Entre la mairie de campagne, réduite à une ou deux salles, et l’hôtel de ville d’un grand chef-lieu, avec ses nombreux bureaux, sa salle du Conseil, ses salles de commissions, sa salle des mariages, sa salle des fêtes, les cabinets du maire et des adjoints, il y a une infinité de types intermédiaires, que modifient, encore, des nécessités locales. Dès lors, il devient illusoire de tenter une étude générale condamnée à demeurer inutile, parce que imprécise.

Cette étude, au reste, entraînerait, à l’examen de questions techniques, à l’analyse de rouages administratifs et, seuls, des spécialistes pourraient s’y intéresser. Il est, d’autre part, toute une catégorie d’édifices publics, et ce ne sont pas les moins importants, dont la conception dépend, d’une façon totale ou prépondérante, de notions et de doctrines scientifiques. Tels sont, au premier chef, les hôpitaux, asiles, sanatoria ou dispensaires. Tels, encore, les abattoirs, et même, dans une très large mesure, les lavoirs, halles et marchés.

À ce point, je me vois arrêté, non pas seulement par le sentiment de mon incompétence et par la crainte d’empiéter sur un terrain qui n’est pas le mien, mais par la conviction que le devoir d’une municipalité et de tous ceux qui s’intéressent à l’œuvre municipale, n’est pas d’avoir des connaissances scientifiques, mais de s’adresser aux hommes de science compétents et de leur faire crédit. J’ai lu des traités, écrits par des spécialistes, sur la construction normale des hôpitaux ou des abattoirs, je me suis convaincu qu’ils s’appuyaient sur des notions beaucoup trop complexes et beaucoup trop délicates pour être utilement répandues ; je me suis aperçu que ces notions étaient en voie d’évolution extrêmement rapide, si bien que les hommes seuls, adonnés à leur étude, pouvaient se tenir au courant de leur progrès ; enfin, il m’est apparu que des questions très importantes étaient l’objet de controverses, que des savants autorisés différaient souvent d’avis, que l’on en était réduit, pour de graves problèmes, a des hypothèses ou des tâtonnements et qu’il serait, tout au moins imprudent, pour un homme non préparé, de donner un avis et de prendre parti.

Toutes ces raisons m’ont engagé à m’en tenir à ce que j’avais déjà avancé, d’une manière générale, sur toute reconstruction et à répéter, simplement, que, dans tous les cas, le devoir d’une municipalité, soucieuse d’assurer à la vie publique son meilleur fonctionnement, se borne à appliquer des principes simples. Les principes sont : ne jamais reconstruire un édifice tel qu’il existait auparavant et profiter de sa disparition pour l’améliorer ; rédiger, avec l’aide de toutes les compétences, des programmes complets et précis ; s’assurer que les architectes se conforment à ces programmes ; et lutter, enfin, contre la routine, qu’elle vienne des administrations, des architectes ou de tout autre force.

*

La force et la solidité de ces principes m’est apparue davantage au cours des quelques recherches auxquelles m’avait entraîné le dessein que je n’ai pas cru devoir réaliser, et j’ai trouvé, pour les soutenir, des arguments qu’il me semble utile de vous communiquer.

Ne jamais construire un édifice tel qu’il était auparavant. Il y a, en effet, fort à parier que cet édifice était défectueux d’une façon partielle ou absolue. Avant la reconstruction de l’abattoir d’Angers en 1905, il n’y avait, peut-être, pas en France un seul abattoir qui répondit aux exigences, je ne dis pas de la science moderne, mais de la plus élémentaire hygiène. Voilà donc toute une catégorie d’édifices dont la reconstruction devra être surveillée de très près. Je suppose, au contraire, un édifice de date récente et pour lequel aucun soin n’aura été épargné, un hôpital neuf, par exemple. Si excellente qu’en ait été l’intention, il est impossible qu’à l’usage il n’ait pas donné lieu à des critiques plus ou moins graves, dont il y aura lieu de tenir compte. D’ailleurs, les idées médicales se sont transformées depuis une génération et continuent à évoluer avec une rapidité extrême. Tous les hôpitaux construits avant les découvertes de Pasteur ont été condamnés du jour où Lister a appliqué les idées du maître à la chirurgie et aux maladies contagieuses et à inventé l’antisepsie. Mais Lister croyait que les microbes étaient transmis par l’air. Koch est venu démontrer qu’ils étaient véhiculés par les poussières et il a fallu modifier, de nouveau, le type hospitalier. La radioscopie, des idées nouvelles sur le rôle bienfaisant de la lumière solaire ont nécessité l’installation de services complémentaires ou des modifications générales d’aménagement. Il n’est pas douteux que la guerre actuelle, par l’effort généreux qu’elle provoque chez les savants, n’amène des changements importants dans les moyens curatifs et n’entraîne, par là même, à réorganiser les locaux hospitaliers.

La guerre, d’autre part, aura suscité une recrudescence d’affections plus rares avant elle ; les mutilés demanderont à être suivis ; ils réclameront, pendant longtemps, des soins spéciaux. Sans insister sur un sujet trop pénible, on peut se convaincre que des raisons sociales, aussi bien que des arguments scientifiques, empêcheront de réédifier tel quel un hôpital réduit en ruines. Ajoutez encore ceci : l’hôpital détruit, même s’il était récent, n’était pas le dernier qui eût été construit. En France, à l’étranger, d’autres édifices lui avaient succédé, où l’on avait apporté des perfectionnements dont il était dépourvu. L’expérience internationale s’était enrichie : il sera nécessaire de l’utiliser. Dans un traité sur la construction des hôpitaux, qui fait autorité, les docteurs belges Depage, Vandervelde et Cheval déclaraient, en 1912, que la science hospitalière était encore à ses débuts et que « partout, c’était la controverse ou l’hésitation ». Et voilà un argument de plus pour ne pas s’en tenir, en une matière aussi essentielle, à des solutions anciennes, lorsque le problème se trouve, par des circonstances tragiques, de nouveau posé.

Ce que je dis des hôpitaux s’applique, avec plus ou moins d’acuité, aux abattoirs, lavoirs, marchés et à tous les édifices publics. Pour tous, la science a progressé. En tout ordre aussi, des expériences nouvelles ont été faites. On ne pourra faire œuvre valable qu’à condition d’en tenir compte. Les merveilleuses cliniques de Moscou ont été construites par un médecin et un architecte qui avaient, pour s’informer, fait, au préalable, le tour de l’Europe. On ne peut demander à chaque municipalité de faire procéder à un ensemble d’enquêtes semblables. Il est vrai que les municipalités pourraient se réunir en vue d’un travail collectif, mais peut-être le moment est-il mal choisi pour leur demander cet effort. Il y faudrait, des ressources, des activités, une sérénité dont nous ne disposons pas à l’heure actuelle ; de plus, la partie de l’Europe contre laquelle nous luttons serait fermée aux enquêteurs, et l’horreur que nous inspirent le militarisme et l’impérialisme germaniques ne doit pas nous aveugler et nous faire oublier la science et l’esprit d’organisation de nos adversaires. À les méconnaître, nous nous diminuerions nous-mêmes.

Il paraît, en conséquence, difficile de procéder à des enquêtes actuelles. Mais au cours de ces dernières années, il a été fait, soit pour des municipalités, soit pour l’État, soit pour des institutions scientifiques, des enquêtes qui sont demeurées à l’état manuscrit ou ont été imprimées. J’ai eu ainsi entre les mains, trop tard, je le regrette, pour pouvoir l’utiliser, un excellent rapport de M. Gaston Moch qui, chargé de préparer la création d’un lycée à Monaco, avait étudié les établissements scolaires de France, Allemagne, Suisse et Norvège. Tous ces documents devraient être recueillis, classés, coordonnés ; les résultats devraient en être dégagés, et le tout serait mis à la disposition des maires. Peut-être y a-t-il déjà pensé ; peut-être le travail est-il fait ; dans ces cas, je m’excuse de mon ignorance ; mais, s’il reste encore à accomplir, il appartiendrait au groupe parlementaire, qui a déjà tant à faire, mais à qui nous sommes en droit de tant demander, il appartiendrait, dis-je, au groupe de nos élus d’en obtenir ou d’en diriger l’accomplissement.

*

Rédiger, avec l’aide de toutes les compétences, des programmes complets et précis – s’assurer que les architectes se conforment à ces programmes. J’ai cité, tout à l’heure, les cliniques de Moscou dues à la collaboration d’un médecin et d’un architecte. Toutes les fois qu’on a procédé ainsi, on a fait de bonne besogne. À Angers, en 1903, une commission formée d’architectes, de vétérinaires et de praticiens, a élaboré le programme pour la reconstruction de l’abattoir, et c’est en conformité avec ce programme que l’architecte Blitz, désigné à la suite d’un concours, a accompli son œuvre, dont les spécialistes s’accordent à reconnaître le mérite. La logique, le bon sens démontrent, avec évidence la vérité de ces principes : il saute aux yeux que tout monument doit être fait par un homme de métier sur les indications des gens compétents. Aucune règle, pourtant, n’a été plus souvent transgressée.

*

Lutter contre la routine, qu’elle vienne des administrations, des architectes ou de tout autre force, est la tâche la plus ardue qui s’impose à une municipalité, c’est aussi la plus nécessaire. On pourrait, hélas ! Multiplier indéfiniment les exemples des méfaits des administrations. C’est le nouvel Hôtel-Dieu de Paris, construit sans consulter les médecins, et où, à peine achevé, on est obligé de démolir pour quatre millions de travaux. C’est l’abattoir de Vaugirard, créé en 1897, sans tenir aucun compte des progrès scientifiques et techniques accomplis depuis un demi-siècle.

Autre danger du côté des architectes obnubilés par de fausses conceptions d’art et par des idées erronées d’indépendance. En 1787, Poyet imaginait un plan d’hôpital circulaire, non pour des raisons d’hospitalisation, mais parce qu’il pourrait donner à son monument l’aspect du Colysée ! Ceci se passait en 1787, mais, depuis ce temps, combien d’absurdités dictées par le désir de faire de belles façades ! Il y a peu d’années, une municipalité normande, instituant un concours pour ses écoles, avait l’idée heureuse d’exiger des architectes concurrents qu’ils s’associent avec un membre de l’enseignement. Le journal L’Architecture, organe autorisé des architectes, trouva l’idée grotesque et la couvrit de sarcasmes !

Quant aux obstacles créés par des préjugés ou par des intérêts particuliers, il me suffira de rappeler le cas des installations frigorifiques préconisées depuis longtemps par M. Carreau, de Dijon, et dont les circonstances récentes finiront peut-être par démontrer la nécessité.

En résumé, pour faire œuvre rationnelle, une municipalité aura besoin de beaucoup de clairvoyance ; elle aura aussi besoin de beaucoup de fermeté. Dans mon prochain article, j’étudierai la question des reconstructions partielles et des restaurations.