code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Les arts du métal. Frank Scheidecker, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 2 octobre 1915, p. 3.

Le nom de Frank Scheidecker est familier à tous ceux qui suivent le mouvement de l’art appliqué. Chacun a admiré les objets de cuivre ou d’argent ajouré qu’il signait de son monogramme et où se marquaient une imagination délicate une intelligence technique parfaite et un souci constant d’utilisation pratique. Frank Scheidecker occupait, parmi les artistes, une situation enviable ; nul ne songeait à lui contester ou à lui disputer la maîtrise dans la technique où il excellait.

Il est mort il y a quelques mois. Retenu par sa santé loin des armées, il n’a pas été une victime directe de la guerre, mais sa fin prématurée et presque subite a été en grande partie, provoquée par les émotions que causait, chez cet Alsacien de Mulhouse, la crise dont sa patrie était le premier enjeu. En rappelant aujourd’hui sa mémoire, j’entends rendre un hommage mérité à un excellent artiste ; j’espère aussi trouver, dans son exemple, la matière de quelques générales et profitables leçons.

*

Le père de Scheidecker exerçait, à Mulhouse, grand centre de la fabrication des toiles peintes, la profession ou l’art de dessinateur pour tissus. Quelques années avant 1870, il émigra en Angleterre et s’établit à Manchester où l’attirait la prospérité de l’industrie cotonnière. Frank Scheidecker naquit en Angleterre ; tout jeune, il fut initié au métier paternel ; il devait l’exercer à son tour et il ne l’abandonna jamais, puisqu’il resta jusqu’à sa mort associé avec un de ses frères comme dessinateur pour toiles imprimées.

Les exigences très particulières de cet art plièrent Scheidecker à une discipline qui eut sur lui les plus heureux effets. La création d’un dessin pour tissu ne suppose pas seulement de l’invention, du goût, le sens de la mode et de ses caprices. L’imagination y est rigoureusement réglée par les nécessités de la reproduction mécanique. On imprime une toile, de même qu’un papier, en la soumettant à l’action d’un cylindre encré sur lequel le dessin a été gravé en relief. Si le dessin ne comporte qu’une couleur, l’impression se fait avec un cylindre unique ; sinon, il faut autant de cylindres que de couleurs ou de tons. On comprend, dès lors, que le motif ne puisse excéder, en hauteur et en largeur, la circonférence et la largeur du cylindre, que, s’il est plus petit, il doive y être compris un nombre exact de fois. Le dessinateur, à cause des difficultés du repérage et pour des raisons d’économie, est obligé de se limiter tantôt à un ton unique, tantôt à deux, trois ou quatre nuances. Il peut même être invité, pour épargner la matière colorante et abaisser le prix de revient, à couvrir la toile aussi peu que possible, et à faire des semis ou des réseaux extrêmement légers. Il ne saurait, enfin, livrer à l’industrie une aquarelle imprécise, fût-elle très brillante ; il doit exécuter un dessin absolument arrêté, capable d’être cliché sans interprétation.

Toutes ces contraintes peuvent rebuter, mais, pour qui les accepte, elles sont une éducation précieuse qui peut ensuite, l’exemple de Scheidecker le démontre, trouver son application dans une autre technique.

*

Tandis qu’il travaillait avec son père, Scheidecker avait révélé de grandes dispositions pour la peinture. Il aurait voulu fréquenter l’École des Beaux-Arts, mais son père ne consentit jamais à se séparer de lui et c’est seulement à travers les récits de son frère Paul qu’il connut les leçons de l’École. Il n’en acquit pas moins une grande habileté comme peintre, surtout comme aquarelliste, et c’est par ses aquarelles qu’il se fit d’abord connaître dans les Salons.

Cependant, il se trouva entraîné par le mouvement généreux qui, à la fin du siècle dernier et aux approches de l’Exposition de 1900, groupait des esprits hardis, exaltés par le désir de rénover les arts appliqués à la vie. Il tenta de la pyrogravure, de la peinture sur bois, dessina des meubles. Ces premiers essais témoignent de la fièvre qui travaillait l’Art nouveau. Femmes dénudées aux chevelures éployées et onduleuses, frondaisons exubérantes, toute une vie tumultueuse agitait ses compositions. Il est facile de critiquer, aujourd’hui, ces écarts juvéniles ; pourtant la crise fut salutaire qui arrachait les artistes à un trop long enlisement ; beaucoup de talent fut dépensé dans cet effort et, pour plus d’un, comme pour Scheidecker, ce fut la préface nécessaire à une activité indépendante désormais et bientôt mieux réglée.

*

Comment Scheidecker fut-il conduit à la technique à laquelle il a dû sa notoriété ? La révélation fut extrêmement rapide et son frère Paul, témoin quotidien de sa vie, ne se souvient pas qu’il ait tâtonné. En 1898, l’année du Balzac de Rodin, il exposait à la Société Nationale [des Beaux-Arts] un devant de foyer et un pare-étincelles en cuivre ajouré. Dès ce premier envoi, il avait trouvé l’essentiel de son mode d’expression définitif.

Technique par elle-même très simple et qui ne comporte ni tour de main ni secret. L’artiste dessine sa composition sur papier. Ce papier est appliqué sur une plaque de cuivre qui est ajourée, suivant les indications du dessin, à l’aide d’une scie électrique ou d’une scie à mains. C’est exactement de cette façon qu’on découpe le bois et, comme dans le bois découpé, l’effet est produit uniquement par le jeu des vides et des pleins, en silhouettes, sans aucun moyen complémentaire, ni ciselure, ni émail, ni modelé en relief.

La plaque ajourée, une fois retouchée à la lime et polie, peut rester plane, ainsi dans un pare-étincelles, ou être ondulée, ainsi dans un abat-jour. Elle peut rester indépendante, ainsi dans un écran, être appliquée sur du bois, ainsi dans une entrée de serrure, être protégée par une glace, ainsi dans un plateau. Pour un vase ou une tasse, elle peut être brasée sur une plaque: pleine et, dans ce cas, on peut faire jouer du cuivre rouge sur du cuivre jaune ou appliquer ton sur ton. Quand, dans un objet précieux, l’argent se substitue au cuivre, la technique reste la même. D’un procédé si simple et si limité, en apparence, dans ses ressources, on pourra s’étonner que Scheidecker ait tiré un parti si personnel et de si multiples applications. C’est qu’il y porta toutes les ressources d’une éducation forte, d’une imagination ornée et d’un esprit persévérant.

Le dessinateur pour tissus, dressé au respect des contraintes sévères, se plia, sans peine, aux exigences du cuivre ; il sut équilibrer à merveille les pleins et les vides, ajourer la plaque sans en compromettre la solidité, préparer des assemblages exacts ; il fixa ses compositions dans des dessins d’une précision telle que l’ouvrier n’avait qu’à se conformer d’une façon absolue à ses indications.

L’artiste mêlé au mouvement de son temps, admirateur des Japonais (dont les pochoirs l’ont, sans doute, inspiré), émule de Gallé et de l’École de Nancy, influencé peut-être aussi par les doctrines de W. Morris, puisa ses thèmes dans la flore et la faune qu’il étudiait avec amour et respect et qu’il assouplit à des fins décoratives sans la transposer ou la styliser. Des poissons, qui jouent parmi les vagues et les algues, proclament son amour pour la mer, fortifié par des séjours aux stations aquicoles de Roscoff et de Banyuls. La pomme de pin, la monnaie du pape, l’épi du blé, le muguet silhouettent leurs aiguilles, leurs barbes, leurs clochettes en accords harmonieux et légers.

Une volonté persévérante portait enfin Scheidecker à chercher constamment des applications nouvelles de sa formule. D’année en année, celles-ci se multiplièrent toujours ingénieuses, neuves et rationnelles, entraînant immédiatement l’adhésion de l’esprit. Son domaine s’étendait à toutes les appliques métalliques qui complètent une menuiserie : plaques de propreté, entrées de serrures, poignées de portes. Pour la table, il créait plateaux, services à café, porte-couteaux, corbeilles à pain, argenterie même. Il dessinait des suspensions et des abat-jour, des pendules, il composait des peignes, des boucles de ceinture, et, malgré l’identité de la technique, ces objets marqués, tous, à son empreinte personnelle, se préservaient de toute monotonie.

*

Hautement apprécié par les artistes et par une élite de gens de goût, Scheidecker, je l’ai dit, occupa une place enviable ; pourtant son art n’a pas eu tout le rayonnement qu’il méritait. Un procédé d’exécution très simple, sans surprise, se serait prêté très facilement à l’exécution mécanique. Une fois des matrices établies, il eût été impossible de produire, en séries, des objets dont le prix se serait fort abaissé sans que la valeur d’art en fût amoindrie. L’artiste aurait agi sur le goût public, ses modèles se seraient substitués à tant de productions indigentes et prétentieuses dont le commerce est encombrées.

Mais, pour établir des matrices, pour diriger la vente en grand, il aurait fallu de grands capitaux, une organisation industrielle. Scheidecker ne pouvait assurer cette tâche lui-même. Ni la grande industrie, ni les grands magasins ne songèrent à s’adresser à lui, non plus, d’ailleurs, qu’à d’autres excellents artistes. Il en souffrit sans doute, le public y perdit certainement, et nous trouvons, dans son exemple, une raison nouvelle de déplorer ce divorce entre l’industrie et les artistes contre lequel il est grand temps de réagir, dans l’intérêt des industriels comme des artistes, si nous tenons à préserver la supériorité et le prestige artistiques de la France.

En post-scriptum : « L’Union centrale des Arts décoratifs organise, au Pavillon de Marsan, pour la fin du mois d’octobre, une exposition de documents et projets concernant la reconstruction des villes et villages détruits. Cette exposition, dictée par les préoccupations et les idées mêmes que je défends dans mes articles, comprendra des projets de reconstruction, des études faites, au cours de ces dernières années, pour l’embellissement des villes françaises et étrangères et, enfin, des plans, projets et maquettes pour édifices isolés ; le tout devant être conçu, dans un esprit moderne, sans aucune réminiscence des styles passés. Cette exposition aura, je l’espère, un grand succès ; elle sera certainement utile et je ne manquerai pas de lui consacrer un très sérieux examen ».