code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

À bâtons rompus, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 9 octobre 1915, p. 3.

On expose, en ce moment, dans une galerie de New-York, un ensemble important d’œuvres du peintre Roll. C’est notre façon à nous, et elle en vaut bien une autre, d’influencer les neutres. Roll défend notre cause, en tirailleur, tandis que le gros de nos forces artistiques opère à l’exposition de San-Francisco.

Si les Américains veulent nous juger d’après les toiles de Roll, ils nous attribueront un tempérament vigoureux et sain, un grand enthousiasme pour la nature et la liberté. Roll appartient, en effet, à cette pléiade réaliste, attachée aux effets de plein air, qui se manifesta, après 1875, et qui, au lendemain de la défaite, affirme notre vitalité. Une vision puissante, une exécution très franche, un large sentiment humain et démocratique marquent l’Inondation, la Grève des Mineurs, le Centenaire de 1789, et tant d’autres pages du maître célèbre qui, en 1913, au dernier Salon ouvert avant la guerre, exposait une Apothéose de la République.

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L’exposition Roll a été organisée par la directrice de l’Académie des Beaux-Arts de Buffalo. Il y a, aux États-Unis, des directrices d’Académies, comme on voit, en Italie, des inspectrices des Beaux-Arts. En même temps, la presse américaine nous entretient des acquisitions du musée de Minneapolis. Minneapolis, sur les bords du Mississipi, tout près de Saint-Paul, s’enrichit de porcelaines de Chine, de statues florentines et, aussi, d’une magnifique tapisserie d’Arras.

C’est, ainsi, au moment où les Barbares s’acharnent après elle, qu’on nous rappelle un des meilleurs titres de gloire d’Arras, dont les ateliers de tapisserie furent, aux XIVe et XVe siècles, les plus célèbres de l’Europe et fournirent de tentures précieuses les princes, les rois et le sultan Bajazet lui-même.

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Tandis que la cathédrale de Reims subit, chaque jour, de nouveaux outrages, les archéologues continuent à discuter sur la signification des groupes qui couvraient sa façade. La galerie des Rois célébrait-elle les rois de Juda, ancêtres du Christ, ou les rois de France ? Dans une récente communication à l’Académie des Inscriptions, M. Bréhier se prononce pour la seconde de ces interprétations. Il lui paraît naturel que la cathédrale du Sacre, à côté des vies de David et de Salomon proposés en exemples et en leçons aux nouveaux princes, proclamât aussi la gloire de leurs ancêtres directs.

Je rappelle que l’on peut aller voir, au Musée du Trocadéro, d’admirables moulages et des photographies de Reims et que le Musée des Arts décoratifs ayant ajourné l’exposition de la résurrection des villes que j’annonçais dernièrement, c’est également à la gloire et au martyre de Reims que ses salles demeurent, pour le moment, consacrées. Sait-on que l’un des panégyriques les plus chaleureux de la malheureuse cathédrale a été écrit avant la guerre par un archéologue allemand, M. Dehio ? On en trouvera un extrait dans l’excellent petit volume que M. Maurice Demaison a consacré à la description du chef-d’œuvre dont l’agonie indigne l’univers civilisé.

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Livres, journaux, brochures, images sur la guerre se multiplient. Il y a là, pour les historiens futurs, des documents qu’il faut se hâter de réunir. La Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 29, rue de Sévigné, y travaille pour ce qui concerne plus particulièrement l’histoire parisienne et fait appel à la générosité de ceux qui pourraient lui offrir quelque document curieux.

Dans le même esprit, le bureau du Conseil municipal s’adresse aux photographes, amateurs ou professionnels, et les prie de lui faire connaître les clichés ou épreuves représentant les aspects de Paris au cours de la guerre, qu’ils seraient disposés à offrir à la ville. (S’adresser à l’Hôtel de Ville, au cabinet du Syndic).

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Ces soins nous préparent, pour l’avenir, des expositions sensationnelles. Nous savons, d’autre part, que nos musées continuent à s’enrichir. La veuve du sculpteur animalier Fremiet, l’auteur de la Jeanne d’Arc de la Place des Pyramides, vient de léguer au Musée de la Ville de Paris un important, ensemble d’œuvres, projets et maquettes de son mari, destinées à rester groupées dans une salle spéciale qui s’ajoutera, ainsi, aux salles consacrées, dès à présent, à Dalou, Carrière, Ziem et Courbet. On nous dit encore que l’on va installer, au Louvre, l’atelier des moulages et peut-être, un cabinet de dessins, dans le Pavillon de Flore. Je suppose que l’on aménage, dans ce même pavillon, la collection Schlichting, et j’aime à croire que M. Ribot a renoncé, à supposer qu’il l’ait jamais formé, au projet d’ouvrir des bureaux des Finances dans cette aile du Louvre d’où l’on a eu tant de peine à expulser le ministère des Colonies.

Nous aurons donc, plus tard, de grandes joies. Pour le moment, nous pouvons visiter le Luxembourg, le Musée du Trocadéro, le Musée de l’Armée, mais Carnavalet, le Musée de Cluny et le Louvre restent obstinément fermés et le Musée des Arts décoratifs, où l’on installe des expositions temporaires, ne montre pas ses collections. Je ne suis pas le seul à le regretter. Un de mes confrères, actuellement mobilisé, s’est scandalisé, lors d’un récent passage à Paris, de voir les cinémas ouverts et les musées clos. « Le musée, m’écrit-il, n’est pas un lieu de plaisir, mais un asile d’étude, au même titre qu’une bibliothèque. Il est, ne craignons pas de l’écrire, un temple où nous pouvons nous recueillir et méditer. Pourquoi alors fermer à ceux qui restent un refuge dont la, privation se fait sentir ? Un musée n’est pas un luxe, un musée n’est pas un lieu de réjouissances ; aux heures graves que nous vivons, il est illogique de supprimer un réconfort moral ».

Mon correspondant a grand raison et il a raison aussi de penser que les objections que l’on oppose à la réouverture des musées ne sont pas irréfutables. On allègue le manque de personnel ; pourtant tous les gardiens n’ont pas été mobilisés et l’on pourrait trouver, parmi les mutilés de la guerre, des auxiliaires temporaires capables d’inspirer toute confiance et d’imposer le respect. Les dépenses à intervenir ne seraient pas fort élevées : on donnerait sous forme de salaires une partie de ce que l’on distribue à titre de secours. Il ne s’agirait, d’ailleurs, pas de réouverture totale ni permanente. Offrir au public l’accès de quelques salles, pendant quelques heures, le jeudi et le dimanche, ne susciterait pas de si grandes difficultés et l’on se demande, au reste, pourquoi ce qui a été possible au Luxembourg ou au Trocadéro ne le serait pas ailleurs.

Il est vrai qu’une partie des collections a été expédiée en lieu sûr ou protégée par des installations qu’il serait prématuré de faire disparaître. D’accord, mais nos richesses sont grandes et l’on trouverait aisément, tout de même, à satisfaire notre curiosité qui n’est pas frivole et par laquelle se manifeste notre besoin d’idéalité. Il convient, enfin, de l’ajouter les musées constituent, pour les lycéens et écoliers de tout ordre, un élément d’enseignement essentiel et que rien ne saurait remplacer. On le reconnaissait, en général, avant la guerre ; il ne semble pas que les hostilités aient pu modifier cette vérité et le moment paraît mal choisi de dérober à notre vue les chefs-d’œuvre qui sont les témoignages sensibles de cette civilisation au nom de laquelle nous combattons.

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Les Arènes de Lutèce, à l’heure actuelle complètement dégagées, auraient pu être conservées dans un bien meilleur état si l’on avait exproprié, quelques années plus tôt, la Compagnie des Omnibus qui avait établi, sur leur emplacement, les locaux de son dépôt. La sous-commission des fouilles de la Commission municipale du Vieux Paris, présidée par le Dr Capitan, a constaté, en effet, que la Compagnie des Omnibus avait hâté, pour une part considérable, l’œuvre de destruction des siècles.

Les débris mis au jour seront-ils tout au moins respectés ? La Commission du Vieux-Paris, d’accord avec l’Académie des Inscriptions, a émis le vœu formel qu’aucun travail de restauration ou de restitution ne fût tenté. Mais le Conseil municipal a été d’un avis opposé. Il a voulu, par la réunion des ruines déjà aménagées et du terrain récemment déblayé, constituer un square unique, a voté, à cet objet, un crédit important et ordonné des travaux de surélévation et de restauration dont le résultat sera, peut-être, pittoresque, mais ôtera leur intérêt essentiel à des débris dont on aurait pu, sans aucun doute, tirer parti sans les altérer.

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Je suis retourné voir, chez Druet (20, rue Royale), les tableaux, esquisses et autres œuvres d’art offerts en lots par des artistes d’avant-garde pour une tombola en faveur de leurs confrères éprouvés par la guerre. J’ai été frappé de l’impression de fraîcheur qui se dégage de cet ensemble. Toutes ces recherches, dont la guerre a détourné notre attention, et qui nous apparaissent, à présent, avec un certain recul, sont pleines de talent et de sève. Certains artistes ont plus de véhémence, d’autres une sensibilité plus délicate, chez tous il y a pareille passion de sincérité. Sans parler du buste en bronze par Rodin et d’une exquise statuette de Desbois, combien de jolies pages capables de tenter ? La tombola sera tirée dans quelques jours, le prix du billet est fixé à un franc. Hâtez-vous, si vous le pouvez, de risquer la chance en participant à une bonne action.

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En sortant de chez Druet, j’ai traversé la place et le pont de la Concorde. C’était l’heure où le soleil se couche et, les bords de la Seine offraient un spectacle merveilleux. Une vapeur d’un gris léger enveloppait le Trocadéro dont les tours seules émergeaient, à peine visibles et comme irréelles. Le ciel rose était semé de nuages mauves et, dans la nature déjà assoupie, un trait de feu, à l’horizon, venait encore jeter une note éclatante. Paris présente, ainsi, une infinité de paysages toujours renouvelés. Les préoccupations de l’heure présente ne sauraient détourner de leur beauté un œil accoutumé à voir et l’esprit y trouve un réconfort et un apaisement.