code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. Règlements et servitudes, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 16 octobre 1915, p. 3.

Une municipalité qui a tracé un réseau de voies, distribué et élevé les édifices publics, préparé et organisé l’extension de la cité, n’a pas encore accompli, toute sa tâche. Dans le cadre qu’elle a tracé, les particuliers vont construire usines, dépôts, bâtiments d’habitation. Chacun d’eux agira selon ses conceptions particulières, ses ressources et son intérêt. Un tel travail ne peut s’accomplir sans surveillance. Il appartient à la municipalité d’intervenir, de lutter contre les excès de l’avidité individuelle, de défendre l’œuvre d’hygiène et de beauté dont elle a arrêté les grandes lignes.

Cette forme nouvelle de son action n’est pas la moins délicate, et elle est, assurément, la plus ingrate. Elle est délicate, parce que, sauf pour les règlements d’hygiène qui sont positifs et s’appuient sur des principes précis, il est très difficile de diriger et, par conséquent, de justifier l’intervention édilitaire. Nul ne conteste aux édiles le droit de préserver l’harmonie de la cité, mais les règles capables de maintenir cette harmonie sont l’objet de continuelles discussions. D’autre part, l’intervention est nécessairement limitée. On peut empêcher, dans une certaine mesure, le mal de s’accomplir ; il est impossible d’amener les particuliers à réaliser tout le bien qu’on désirerait. Et, d’ailleurs, on se trouve exposé à de perpétuels conflits. Les intérêts privés sont ou paraissent, le plus souvent, en contradiction, avec l’intérêt public. L’intérêt général réclame des maisons espacées, aérées, construites avec art, isolément intéressantes et se groupant en ensembles harmonieux. Le propriétaire désire, sur un terrain déterminé, obtenir, avec un minimum de dépenses, la plus grande surface locative ou habitable possible, et ne s’occupe pas de ses voisins.

De là, d’incessantes difficultés. Celles-ci se présenteront même au village. Il faudra, je suppose, que l’on ait, cent fois, démontré aux paysans que la façon rudimentaire dont ils organisent leurs fumiers et leurs fosses à purin constitue, à la fois, un danger pour l’hygiène et un gaspillage, pour qu’ils renoncent à leur négligence traditionnelle. Mais la lutte sera, surtout, vive dans les grandes villes, d’autant plus ardue que les villes seront plus florissantes et que le terrain y coûtera plus cher. Ce sera, pourtant, précisément, dans ces cités que la réglementation sera le plus nécessaire.

La tâche, remarquons-le, sera facilitée, si l’on parvient à enrayer la hausse du prix du terrain dans les parties centrales de la cité. Nous savons qu’il est possible de le faire. En secondant l’extension par l’établissement d’un réseau serré, commode et bon marché de circulation rapide, en construisant hors de l’enceinte actuelle des cités-jardins ou en favorisant l’apparition de ces cités-jardins, on arrivera à décongestionner les centres, à limiter le prix des terrains et la hausse des loyers.

Dès lors, les propriétaires, obligés d’attirer la clientèle au lieu, de lui tenir la dragée haute, accepteront ou solliciteront les règlements qui rendront plus séduisants les quartiers où se dressent leurs immeubles mêmes.

II faut ajouter que si les propriétaires construisaient leurs maisons selon un esprit d’économie mieux entendu, s’ils ne gaspillaient pas les matériaux luxueux et ne prodiguaient pas une sculpture décorative inutile ou d’un goût douteux, ils pourraient engager des capitaux moindres, ce qui leur permettrait de subir plus aisément les règlements.

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La municipalité qui réglemente sait, par avant, que son œuvre sera attaquée, mais elle se sent forte parce qu’elle est dépositaire de l’intérêt public. Elle sait aussi, lorsqu’on l’accuse d’exagérer son action, que d’autres pays ont accepté des législations autrement étroites que la nôtre, et qu’ils ne s’en sont pas mal trouvés.

Sur quelle base la réglementation sera-t-elle établie ? La tendance naturelle est d’édicter des règles uniformes. La chose est possible pour les servitudes d’alignement ou pour déterminer la discussion des cours. Elle apparaît absurde s’il s’agit de limiter la hauteur des immeubles et l’on est conduit à établir un rapport entre les largeurs de la rue et la hauteur des maisons qui la bordent. C’est là une base à la fois logique et insuffisante. Les rues ne se classent pas uniquement par leur largeur, elles diffèrent aussi par leur caractère. Nous avons montré qu’il y avait intérêt à distinguer dans une même ville sans rigueur, le quartier des affaires, celui des écoles, celui des administrations, les quartiers de repos, que la vie en serait rendue plus facile et plus intense, que l’aspect en deviendrait plus varié et plus pittoresque. Dans la même pensée, nous établirons des règlements souples : la proportion des terrains réservés libres, le règlement des façades, le maximum de hauteur, les principes de l’alignement seront différents pour des rues de même largeur, mais dont le rôle et la physionomie sont néanmoins divers.

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D’une façon générale, l’hygiène et la beauté sont d’accord pour que des règlements rigoureux fixent la proportion des surfaces à bâtir et surveillent l’élévation des édifices. Le plus souvent, on adosse des cours d’étendue insuffisante, convenables à la rigueur pour des maisons basses, mais qui deviennent désagréables et malsaines avec des maisons très élevées. Il faudrait imposer des cours plus larges et encourager les propriétaires à ne pas les réduire au minimum légal en leur accordant des exonérations sur le surplus, au lieu de les effrayer par des taxes sur la propriété non bâtie.

Pour la hauteur des immeubles, tout le monde s’accorde à la trouver exagérée. Il est évident que l’élargissement des rues est rendu, le plus souvent, illusoire par l’exhaussement des maisons qui lui succède immédiatement.

Il convient, pourtant, de ne juger, en pareille matière, que pour des raisons d’hygiène et non pour des répugnances esthétiques. Nous avons des habitudes anciennes qui nous rendent les « gratte-ciels » antipathiques. Leur masse et leur silhouette nous répugnent parce que nous ne nous y sommes pas encore accoutumés. Remarquons, toutefois, que nos procédés de constructions modernes permettent de les établir solidement, qu’ascenseurs et monte-charges rendent le séjour des étages supérieurs agréable et même recherché. On n’avouait pas, autrefois, à Paris, que l’on habitait au cinquième ; il est tout naturel à l’heure présente d’occuper un sixième ou un septième. Il y a là un fait de mœurs, dont il convient de tenir compte. Proscrivons les immeubles de hauteur excessive, quand ils assombrissent la rue ou lorsqu’ils contrarient la perspective, mais s’ils doivent border une large avenue, un quai, un parc, je ne découvre pas de raisons sérieuses pour les condamner.

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La réglementation, stricte pour les cours et pour les élévations, sera, au contraire, aussi réduite que possible pour les alignements et pour les façades. Nos rues actuelles, alignées au cordeau, sont d’une excessive monotonie. Je ne vois pas bien en quoi l’ordre public est intéressé à cette exactitude. Il suffit que la largeur du trottoir soit respectée. Des immeubles construits en retrait, ou dont les façades formeraient angle avec la voie, détermineraient des effets imprévus et des contrastes qui pourraient être heureux.

Un architecte riche en idées ingénieuses et dont l’esprit d’invention s’est dépensé à chercher des embellissements pour Paris, M. Hénard, a préconisé des alignements brisés et des alignements à redans dont le dessin sinueux aurait encore l’avantage de donner plus d’extension aux façades et de permettre l’aménagement de corbeilles de végétation ou de bouquets d’arbres.

C’est par un abus intolérable que l’on a entravé toute originalité dans le couronnement des façades. Il aurait fallu, au contraire, encourager les architectes à chercher des profils variés et heureux. Le pignon sur rue qui donne aux villes de Flandre, de Belgique et de Hollande une physionomie si curieuse et si attachante ne serait pas déplacé dans d’autres régions. Les facilités que le ciment armé donne, aujourd’hui, pour couvrir les toits en terrasse introduisent un élément de variété et même de rénovation qui ne doit pas être enrayé.

On comprend que l’on interdise la saillie excessive d’un encorbellement, d’un balcon ou d’un motif sculpté dans une rue étroite où elle peut être gênante. Il ne faut pas tolérer une enseigne insuffisamment assurée et qui peut devenir, un jour de vent ou d’orage, un danger pour le passant. Mais de là à proscrire toute saillie, toute fantaisie décorative, il y a un grand pas. En réalité, on ne devrait pas adopter de législation générale, mais envisager chaque cas en particulier, s’assurer qu’il n’y a pas gêne publique, qu’il y a toute garantie de solidité et, pour le reste, donner toute liberté aux architectes.

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Le règlement de voirie que Paris a adopté depuis 1902 et que M. Bonnier avait préparé, avait été conçu pour atténuer l’intolérance du règlement antérieur et veux répondre à la faveur dont commençaient à jouir les bow-windows que l’on s’ingéniait à construire malgré les proscriptions municipales.

En le promulguant, on avait l’intention de favoriser l’apparition de maisons plus variées, plus pittoresques et de donner aux rues un aspect moins uniforme. Ces désirs ont été évidemment exaucés. Des immeubles se sont élevés fleuris, trop fleuris peut-être, surchargés au jugement de plus d’un homme de goût, mais il fallait s’attendre à des erreurs et des écarts et, en revanche, des œuvres d’art ont été rendues possibles qui n’avaient pu se produire auparavant. Ce sont les conséquences nécessaires d’un régime de liberté.

Mais l’expérience a démontré que certaines prescriptions édictées au nom de l’art avaient été interprétées par les propriétaires dans un esprit de lucre qui les détournait de leur objet. On avait autorisé des balcons d’une saillie plus accusée pour permettre aux artistes un choix de formes et de reliefs plus étendu. Immédiatement, les propriétaires ont porté tous leurs balcons à la saillie maximale. Cela a peu d’importance. Mais pour les toits, les prescriptions souples que M. Bonnier avait conçues pour favoriser la variété et la fantaisie dans les profils, ont été exploitées pour exhausser les toits d’une façon abusive.

Par ailleurs, la variété, agréable et légitime dans une rue nouvelle, apparaît parfois gênante et déplacée lorsqu’une maison neuve avec bow-windows, porte monumentale à fort relief, balcons à large avancée interpose ses formes contrastées, ses oppositions de lumière et d’ombre dans une rue ancienne dont le caractère austère aurait dû être respecté.

Il ne suffit donc pas de faire des règlements, il faut voir ce qu’ils deviennent à l’usage et les modifier s’ils autorisent des abus ; il faut qu’ils soient souples, différents selon les quartiers et selon les convenances esthétiques. Il faut enfin les faire respecter et c’est là un devoir dont des scandales retentissants ont montré à Paris même la difficulté et la nécessité.