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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Je n’ai envisagé, jusqu’ici, que l’hypothèse extrême des destructions complètes. J’ai supposé municipalités et architectes en présence de ruines totales, libres, par conséquent, de conduire à leur gré les réédifications, changeant les emplacements, modifiant la destination, le nombre, le style des édifices.
Il arrivera, au contraire, bien souvent, que le ravage aura été partiel ; tous les cas se présenteront, depuis celui où le monument n’aura reçu qu’un très faible dommage jusqu’à celui où, seuls, quelques pans de murs en attesteront la persistance. Si le mal a été faible, s’il s’agit de cheminées écroulées, d’un toit crevé, d’un trou dans une muraille. Il n’y aura, sans doute, aucune hésitation. On procédera à la réparation, heureux de retrouver un bâtiment dont, jadis, peut-être, on pensait beaucoup de mal, dont la transformation s’imposera, dans quelques années mais qui, pour le moment, aura l’avantage précieux de ne pas ajouter aux dépenses et aux préoccupations.
Mais, si l’atteinte a été plus profonde, si le monument a été gravement insulté, que conviendra-t-il de faire ? Un instinct naturel voudrait qu’il fût conservé, restauré, pour rendre à la cité, dans la mesure du possible, sa physionomie antérieure. L’économie semble d’accord avec ce sentiment et, aussi, le respect dû à l’histoire et à l’art.
Est-il pourtant raisonnable de procéder ainsi ? La question vaut d’être examinée et nous allons le faire en distinguant, pour plus de netteté, les édifices dépourvus de caractère artistique et ceux, au contraire, que recommande à notre piété leur valeur d’art.
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Voici des bâtiments, comme on en rencontre un peu partout, dont on ne saurait dire qu’ils sont absolument laids, mais qui, et cela est, peut-être, pire, n’ont aucun aspect défini ; peu anciens, d’ailleurs, bien que souvent réparés ou remaniés. Les conserver ce sera, le plus souvent, garder dans un emplacement incommode, des locaux insuffisants et mal aménagés, ce sera perpétuer un malaise dont est paralysé le développement de la cité.
Contre cette vérité, un seul argument possible : l’économie qui sera réalisée. Cette économie sera-t-elle considérable ? Un monument ravagé réserve aux restaurateurs de désagréables surprises ; il présente, pour l’avenir, des risques, et tel accident peut se déclarer dans quelques années, dû à une blessure qui sera restée insoupçonnée.
Je suppose, tout de même, qu’il y ait économie. Celle-ci compense-t-elle réellement le sort durable fait à la commune ? Des services publics mal organisés ne sont-ils pas une cause de pertes permanentes et pour les particuliers et pour la cité ? Il me semble que, le plus souvent, la meilleure solution sera de faire table rase de l’édifice endommagé. Si on le conserve, il faudra travailler à l’améliorer dans la mesure où l’emplacement le permettra. Il faudra donner à l’architecte toute liberté pour transformer les dispositions anciennes. Celui-ci pourra ainsi modifier la physionomie des façades préservées et les mettre d’accord avec les parties neuves qu’il imaginera, en toute indépendance, c’est-à-dire en tenant compte du pays, des matériaux locaux et de la tradition.
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Le problème est autrement complexe et difficile quand on envisage les monuments précieux pour l’histoire et pour l’art. Il s’élargit, du reste, car les municipalités n’auront pas seules à intervenir ou bien elles ne pourront pas intervenir librement. L’État, avec la commission des monuments historiques, aura à se prononcer ; le poids financier des travaux à effectuer se trouvera réparti entre l’État, les départements, les communes. En certaines circonstances, enfin, le sort d’un édifice illustre deviendra ou est dès à présent une préoccupation nationale. On a déjà ouvert des enquêtes dans la presse sur l’avenir de la cathédrale de Reims, dont le martyre n’est pas encore achevé. L’hôtel de ville d’Arras appelle une sollicitude semblable et, certainement, bien qu’il ne s’agisse pas de nos propres richesses, nous ne regardons pas avec indifférence la destinée des Halles d’Ypres ou de l’hôtel de ville de Louvain.
L’opinion publique aura donc à se prononcer. Elle pèsera sur les décisions à prendre par le gouvernement ou par les municipalités. C’est pourquoi il convient de l’avertir. À mon sens, une seule et même règle demande à être appliquée dans tous les cas. Je la formule ainsi : Ne rien détruire, consolider ce qui peut être maintenu, ne jamais procéder à une restauration.
Les restaurations sont d’excellents exercices pour les architectes tant qu’elles demeurent sur le papier. Nos architectes, prix de Rome, ont ainsi fait, en Italie et en Grèce, des relevés de ruines et échafaudé des restitutions, déployant des qualités de sagacité, d’imagination vraiment admirables. Mais, lorsqu’on examine leurs projets, on s’aperçoit qu’ils ne sont pas d’accord, qu’ils sont plus ingénieux que véridiques et que, trop souvent, ils ont prêté aux anciens leurs propres conceptions.
Il n’y a, à cela, aucun danger, je le répète, parce que ces restaurations n’ont pas été exécutées. Au contraire, en France, au XIXe siècle, l’admiration pour le Moyen Âge s’est trop souvent manifestée par des travaux où des architectes de talent – l’un d’eux, Viollet-le-Duc, avait du génie – ont mis beaucoup de science, une conscience incomparable, mais aussi, à leur insu, une part trop considérable de fantaisie personnelle. « S’il ne restait, disait, non sans exagération, le peintre Carrière, s’il ne restait de rares monuments à peu près intacts, quelques pierres mutilées, on ne connaîtrait rien de la force et de la grâce de la statuaire gothique. Les restaurateurs l’ont peu à peu ensevelie sous leurs pavés informes ». Carrière, assurément, forçait sa pensée. Il n’est en pas moins vrai qu’une restauration dénature toujours, ou fausse ce que l’on veut remettre au jour. Qu’on ne dise pas que l’architecte dispose de documents. Relevés, plans, photographies seront toujours incomplets. Il se présentera, toujours, des problèmes de construction qu’il faudra résoudre. Ce seront des ouvriers du XXe siècle qui travailleront avec les outils, les usages, les matériaux de notre temps. On ne s’en rendra peut-être pas compte immédiatement, mais, avec le recul du temps, la participation inconsciente de notre goût se révélera. Il y aura du gothique-XXe siècle comme nous avons déjà eu du gothique-Louis-Philippe. Les restaurations seront des opérations extrêmement coûteuses ; au point de vue de l’art, elles seront vaines, fausses et stériles.
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Mais n’opposons pas au vandalisme des restaurateurs le vandalisme des destructions. Il importe de préserver, par les artifices les plus ingénieux, les témoignages authentiques du passé. L’édifice est-il entièrement ruiné ? Nous explorerons les décombres, nous n’abandonnerons aucune pierre sans l’avoir examinée. Ce qui sera conservé – encadrements de fenêtres, fragments de façades, morceaux décoratifs, statues ou statuettes mutilées – pourra recevoir de multiples affectations. Quelques morceaux seront encastrés dans les murailles des édifices nouveaux à reconstruire. Des parties de façades pourront être appliquées contre des parois de monuments demeurés nues, ainsi que l’on a fait à Rouen pour la façade d’une maison de la Renaissance, dans le square Saint-André. D’autres fragments trouveront abri dans un musée. Le reste sera disposé dans un jardin, où chaque objet recevra une présentation pittoresque dans un ensemble harmonieux. Le jardin de Cluny pourrait, ici, être invoqué et je crois qu’avec quelques modifications légères, il deviendrait exemplaire, mais, dans son état actuel, envahi par le lierre, privé de toute fleur – un jardin sans fleurs ! –, il a un aspect funéraire. Le tout petit jardinet ménagé devant Saint-Germain-des-Prés, à l’angle de la rue de l’Abbaye, servirait, à meilleur titre, de modèle.
S’il demeure en place d’importants fragments de murailles, ils deviendront, une fois consolidés, les motifs centraux d’un jardin. Témoignages permanents de la guerre et de ses horreurs, ils recevront progressivement des végétations qui les envahiront et dont le développement sera réglé, une parure fraîche et apaisante. Ici, je citerais en exemple l’aménagement des ruines du palais Gallien à Bordeaux, si la réalisation n’en était trop inférieure à ce qu’il était possible d’espérer.
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Voici, par contre, des édifices qui ont, en partie, résisté. Une aile de cet hôtel de ville paraît intacte. Cette cathédrale demeure debout malgré ses verrières crevées, ses tours effondrées, son chevet détruit, et, du reste, les fidèles se désoleraient à l’idée de transporter ailleurs leurs prières. On consolidera donc ce qui demeure. Nous disposons de moyens beaucoup plus puissants et beaucoup plus souples qu’à une époque. Le fer, le ciment armé permettent de tenter des travaux qui, naguère, auraient paru impossibles.
Mais, pour compléter l’édifice, pour rétablir les parties nécessaires à son utilisation effective, nous n’essaierons pas d’imiter le style des parties disparues : nous y suppléerons franchement selon les idées et les méthodes de notre temps. Et quoi ! s’écriera-t-on, vous voulez accoler à ce palais Renaissance un corps de bâtiment du XXe siècle, vous voulez unir dans cette cathédrale du XXe siècle au style gothique ? Pourquoi pas ? En procédant ainsi, nous ferons, simplement, ce que l’on a toujours fait aux époques d’art vivant. Les églises, commencées à l’époque romane, ont été continuées dans le style gothique et selon les formes successives que le style gothique a revêtues. Celles qui n’étaient pas achevées à la Renaissance ont été complétées alors dans un style nouveau. Le XVIIe ou le XVIIIe siècles, lorsqu’ils y ont ajouté, l’ont fait, toujours, selon leur propre esprit, si bien que nombre d’églises sont, en même temps, des musées historiques d’architecture. Il en a été de même pour les édifices conçus aux époques classiques : ni le Louvre, ni Versailles ne sont homogènes.
Procéder autrement, à l’heure présente, ce serait proclamer que l’art est mort en France, que nous n’avons rien à ajouter au trésor des siècles, ce serait un suicide déplorable. Cette condamnation serait d’ailleurs profondément injuste : notre art est vivant et il sortira de l’épreuve avec une vitalité cruelle.
Est-ce à dire que l’architecte n’aura pas à faire effort d’intelligence pour relier son œuvre aux parties anciennes, qu’il ne pourra être invité à rappeler la silhouette familière d’un beffroi ou d’une tour ? Non, assurément. S’il est pénétré des principes les plus sains de son art, il saura rester libre en greffant son travail sur les forces traditionnelles qui firent grand le passé. Il retrouvera un soutien moral analogue. Il sera entouré du sentiment unanime des populations exaltées jadis pour la foi, aujourd’hui pour l’indépendance nationale. Il relèvera la tour qui signifiait liberté et qui chantera la délivrance, et comme les maîtres d’œuvre du Moyen Âge, il affirmera, nous l’espérons, la beauté du pays et la suprématie de l’art de France.