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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

L’art moderne à l’Hôtel de Ville de Paris, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 25 octobre 1915, p. 3.

Quelques mois avant la guerre, la Ville de Paris, désireuse de participer avec éclat à l’exposition qui allait se tenir à Lyon, ouvrait un concours pour la décoration du cabinet de travail du président du Conseil municipal. Aucune tendance n’était imposée aux concurrents. On vit donc aux prises ceux qui regardent obstinément vers le passé, imaginent que le génie français est désormais stérile et qu’il n’a plus d’autre ressource que la copie ou l’imitation indéfinies des œuvres qui l’ont jadis illustré et ceux qui, pleins de confiance dans la vitalité de notre art, veulent, pour notre temps, des formules neuves et un style vivant.

La brièveté du délai laissé aux artistes pour l’élaboration de leurs projets favorisait les partisans de la routine. Ils n’avaient qu’à puiser dans leurs cartons pour y trouver des modèles, tandis que les novateurs, obligés de faire acte d’ingéniosité et d’invention, se voyaient contraints à un travail précipité.

Ce fut pourtant un novateur qui l’emporta. M. Tony Selmersheim sortit vainqueur du concours, et tous ceux qui s’intéressent à la cause de l’art moderne se réjouirent d’un succès qui constituait comme champion de leurs idées un artiste dont ils avaient pu, depuis longtemps, apprécier la volonté persévérante, l’originalité mesurée, le goût pour la sobriété, la clarté et les constructions logiques. Le projet fut exécuté et envoyé à Lyon. Il devait y subir l’épreuve de la publicité, provoquer des discussions et des polémiques. Après avoir triomphé devant le jury, il fallait convaincre l’opinion. C’était pour l’orientation des arts appliqués et pour celle du goût public, une grande partie qui allait se disputer. Mais la guerre survint, l’exposition de Lyon, à peine ouverte, fut délaissée et fermée. Dans le tumulte des espérances, des angoisses, des passions patriotiques, les questions d’art se virent oubliées.

À l’heure présente, M. Selmersheim achève, à l’Hôtel de Ville, l’installation définitive de son œuvre. La bataille d’art qui n’a pu se livrer à Lyon va se jouer à Paris. J’ai vu les murailles nues se métamorphoser : les panneaux décoratifs et les glaces encastrés, les tentures posées, les bras de lumière appliqués, le tapis étendu ; les meubles placés ont, peu à peu, fait surgir, devant moi, l’ensemble imaginé par l’artiste. Je vais le dire, avec une parfaite assurance, son œuvre est digne de provoquer l’admiration. C’est un succès, et la victoire, je le répète, dépasse la personnalité de M. Selmersheim, dont la réputation va se trouver accrue. Elle rejaillit, je le proclame avec joie, sur l’art moderne tout entier.

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La salle destinée à recevoir le cabinet de travail du président du Conseil municipal est de dimensions relativement médiocres. Elle a la forme d’un rectangle court, presque d’un carré, mesure approximativement sept mètres sur huit et paraît avoir environ cinq mètres de hauteur. Tout à fait régulière, elle n’offre aucune difficulté spéciale. Seule, au milieu d’un panneau, une porte, que l’on a fait disparaître, laissait, dans la muraille, un renfoncement que l’artiste a dû masquer et dont il a ingénieusement tiré parti pour aménager une niche décorative.

Il s’agissait de constituer un cabinet de travail et, par conséquent, il convenait de créer une ambiance d’un caractère intime et austère, mais, en même temps, ce cabinet était celui d’un personnage officiel exerçant une fonction très importante, chargé, sinon d’administrer, au moins de représenter Paris et il fallait donc marquer sa dignité par une atmosphère de grandeur et de richesse. L’artiste est parvenu, avec beaucoup d’ingéniosité, à réaliser ce double caractère.

Il a demandé au bois la note dominante de son œuvre. Deux boiseries couvrent les murailles jusqu’aux deux tiers environ de leur hauteur. Plus haut, des pilastres continuent leur ascension et vont, par des amortissements souples, soutenir une corniche ample et simple qui encadre le plafond. Ces boiseries sont formées par un acajou ciré aux veines magnifiques encadré par des bordures d’ébène de Macassar, dont les tons sourds sont très nuancés. Les mêmes bois ont formé les portes, et c’est eux qui ont servi à constituer les meubles, bibliothèques, consoles, bureau et sièges.

Sur cette harmonie profonde chantent des notes fauves et chaudes : ciselures de cuivre doré, marbres précieux et tentures de soie brochée d’or et d’argent. Les ciselures décoratives modelées par Léon Binet et ciselées par V. Léonard sont des variations sur un thème floral unique : l’églantine, et le même motif se retrouve dans l’encadrement des vitraux qui garnissent les fenêtres et qui ont été exécutés par Socard. Ces ciselures sont très discrètes, mais très étudiées, réparties avec une grande justesse : j’aime en particulier les volutes qui flanquent les amortissements des pilastres et dont l’effet est d’une remarquable légèreté.

Les plaques de cuivre ciselé qui sont encastrées dans les panneaux des bibliothèques ou appliquées aux parois de la console et du bureau concourent à la même vibration. Elles ont été modelées par le sculpteur Marque, dont l’imagination fraîche s’est prodiguée en juvéniles figures allégoriques.

Une cheminée monumentale occupe le milieu d’un panneau : somptueuse de matières, très sobre de formes. Deux pilastres de marbre aux chapiteaux de cuivre ciselé l’encadrent. Le foyer garni de céramiques émaillées est surmonté d’une tablette qui porte, devant une glace, une pendule de Marque escorté de deux vases de Metthey. Au-dessus des boiseries, des tentures de soie garnissent le haut des murailles. Elles ont été dessinées par M. Menu, qui avait été classé le deuxième dans le concours et tissées par Cornille. Les mêmes soies ont été employées dans les grands rideaux. Elles jettent une note éclatante, dont la fanfare s’assoupira avec le temps. Au-dessus de la cheminée, comme au-dessus des portes, les soieries cèdent la place à des panneaux peints par Georges Picard. Il y faut admirer aussi une grande fraîcheur, une verve très spontanée et un accord très juste avec les harmonies avoisinantes. Des guirlandes de volubilis y entourent des bambins roses et l’églantine reparaît dans le plus important de ces panneaux au milieu des jeux d’une bande d’enfants nus et potelés.

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Ainsi se constitue, autour de la salle, comme un anneau splendide aux profondes et chaudes colorations. Deux glaces, des incrustations de nacre dans la marqueterie des boiseries y jettent quelques accents plus clairs. Mais la clarté est surtout donnée par le plafond demeuré blanc et par le tapis peu couvert, d’un dessin volontairement très simple, et d’un ton neutre effacé à dessein.

L’éclairage artificiel a été combiné avec une ingéniosité créatrice. Point de lumière tombant du plafond et projetant soit d’un lustre central, soit de lustres angulaires, un éclat sous lequel tout paraît écrasé, mais, accrochés aux pilastres à la hauteur des frises qui règnent au-dessus des boiseries, ces bas-portant des vasques marmoréennes à travers lesquelles l’électricité se répand en nappes adoucies.

Les bibliothèques, sobres de lignes, amples de construction, disposées pour l’usage pratique, une console couverte du même marbre qui a constitué la cheminée, un petit chiffonnier achèvent d’habiller les murailles.

Au milieu de ce cadre, la table de bureau trône, puissante de structure, mais non point massive, parfaitement équilibrée, égayée par ses cuivres. Un grand canapé, des fauteuils, des chaises, recouverts d’un velours frappé d’un rouge cerise où se répètent les églantines, tiennent, à merveille, leur rôle de sièges d’apparat riches sans morgue, accueillants et amples, mais de lignes nerveuses et pures.

Pour que la salle achève de prendre une allure vivante, il faut désormais peu de chose. Une lampe auxiliaire et un encrier de marbre avec un petit groupe de Marque sur le bureau, un léopard de Bugatti sur l’une des bibliothèques nous la montrent prête à recevoir son hôte. Une statuette de Marque représente une République coiffée du bonnet phrygien, très jeune, mais très volontaire. Un émouvant marbre de Bernard incarne la Jeunesse, en un couple d’une délicieuse poésie.

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Je ne sais si j’ai suffisamment fait sentir tout ce que l’œuvre de Selmersheim offre d’unité, de logique, de richesse sobre, en un mot de style. On dirait qu’il l’a créée pour répondre, d’une façon définitive, aux griefs injustes et stupides que l’on ne cesse de produire contre les recherches des artistes novateurs. Vous l’avez entendu affirmer : l’art moderne cherche à séduire par une fantaisie extravagante et déréglée. Il est incommode, manque de confort comme de solidité. Capable, à la rigueur, de fournir un meuble isolé curieux, il est impuissant à concevoir des ensembles, il est maigre et indigeste ; on pourrait peut-être le tolérer dans une maison de campagne, mais il n’est susceptible ni d’ampleur, ni de richesse. S’il ambitionne le luxe, il tombe dans l’extravagance chérie des esthètes et des snobs.

Ces allégations, auxquelles se complaît la routine et derrière lesquelles s’abritent tant d’intérêts menacés, ont été cent fois infirmées par les œuvres nouvelles, mais jamais elles n’ont reçu un plus éclatant démenti. Non que l’œuvre de Selmersheim soit supérieure à celles de ses émules – il considérerait cette assertion comme excessive –, mais il avait à réaliser un programme particulièrement difficile qui excluait  la fantaisie, l’exubérance, l’audace, qualités favorites des novateurs, et son travail, pour la première fois, dans un palais officiel, proclame publiquement une vérité que seuls des amateurs privés avaient jusqu’ici reconnue.

En faisant justice des calomnies, il en est une enfin que Selmersheim a détruite, celle-là, dangereuse entre toutes et qu’il importait de confondre absolument. On a affirmé que l’art moderne n’était pas français, qu’il avait rompu avec toutes nos traditions d’une façon brutale, on a charitablement insinué qu’il était le fruit d’une invasion étrangère et, récemment, en pleine guerre, on n’a pas craint de proclamer à la tribune de la Chambre des députés que l’art moderne n’était, en réalité, que l’art allemand ou l’art munichois.

Il n’y a rien qui soit plus profondément marqué au coin des qualités françaises que l’œuvre de Selmersheim. Tout ce qui nous ravit dans les ouvrages du passé, la sobriété, la discrétion, la distinction, la noblesse aisée, se retrouve dans son inspiration. Certaines formes évoquent sans rigueur leurs prototypes, du XVIIe et du XVIIIe siècles. L’artiste a pratiqué nos ancêtres. Il les aime librement ; il ne leur fait pas l’injure de les plagier ; il respire le même air qu’eux, il est de leur race et, au moment où la France souffre, au moment où elle lutte pour la vie, il nous assure, avec piété, que son génie est toujours jeune et, pour n’avoir pas désespéré, pour sa confiance agissante, il mérite aujourd’hui d’être de tout cœur félicité.

En post-scriptum : « Une exposition Des arts de la guerre est ouverte dans la salle du Jeu de Paume, aux Tuileries. Elle réunit, à côté des œuvres écloses dans les tranchées ou près du front, un ensemble rétrospectif de peintures consacrées à la guerre. Nous comptons lui accorder prochainement l’attention qui lui revient ».