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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

L’art byzantin à Salonique, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 1er novembre 1915, p. 3.

Cet Orient, sur lequel se penche aujourd’hui notre attention anxieuse, nous savons tous, d’une façon au moins confuse, qu’il a exercé un rôle immense dans la genèse de notre civilisation. Les peuples privilégiés qui, à l’aube de l’ère historique, se développèrent, sur les bords de la Méditerranée orientale et en Asie occidentale, ont été les éducateurs du monde. Nous leur devons l’impulsion première ; ils ont réveillé, peu à peu, l’Occident longtemps engourdi ; ils nous ont fourni une grande partie des idées, des sentiments et des formes qui ont façonné nos esprits. Et ils n’ont pas seulement présidé à nos balbutiements : à maintes reprises, au cours des âges, nous sommes revenus vers eux pour leur demander de nouvelles leçons. Par un paradoxe singulier, ce sont les guerres qui, souvent, ont été l’occasion de ces retours. Les croisés, qui partirent vers la terre sainte avec l’intention d’exterminer les Infidèles, se pénétrèrent, à leur insu, de la civilisation musulmane et l’un des résultats essentiels des Croisades fut l’essor donné au luxe et aux arts somptuaires, sous l’influence de l’Orient.

À travers l’époque contemporaine, l’expédition d’Égypte, l’émancipation de la Grèce, ont provoqué et développé, chez nos peintres, l’admiration pour le ciel radieux et la vie pittoresque de l’Orient. L’orientalisme, favorisé par la conquête de l’Algérie, a fourni à Gros, à Delacroix, à Decamps et à leurs émules des thèmes magnifiques et contribué, d’une manière plus générale, à l’épanouissement de la peinture coloriste.

Quel sera pour nos arts, au sortir de la tourmente, le bénéfice de l’effort que nous faisons dans les Balkans ? Depuis un demi-siècle, notre connaissance historique et archéologique de l’Orient s’est singulièrement enrichie. Notre attention est attirée sur des faits et sur des œuvres auxquels nous restions étrangers autrefois, et l’armée qui débarque à Salonique trouve, à Salonique même, des exemples capables de faire sur des âmes artistes une profonde impression.

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Salonique est, avec Constantinople, l’une des deux villes où se sont conservés le plus d’édifices typiques du génie byzantin. Un jugement sommaire a, longtemps, condamné la civilisation millénaire qui, depuis le triomphe du christianisme, au début du Ve siècle jusqu’après la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453, s’est épanouie, dans l’empire d’Orient. Byzantinisme passait pour synonyme de stérilité. Mieux avertis, nous sommes plus équitables. L’architecture byzantine, en particulier, mérite notre attention : elle a été originale et féconde ; ses chefs-d’œuvre ont eu une action indéniable sur l’architecture occidentale du Moyen Âge, et l’esprit qui a guidé les architectes mérite d’être donné en exemple à nos artistes, puisqu’ils ont été constamment préoccupés par le désir de résoudre d’une façon rationnelle des problèmes de construction.

L’antiquité classique avait édifié des temples ronds, recouverts d’une coupole, temples dont le Panthéon de Rome est le plus célèbre. Constantin éleva une rotonde sur l’emplacement du Saint Sépulcre. Les Byzantins aimèrent ce type d’édifices, dont le goût se perdit vite en Occident. L’église Saint-Georges, de Salonique, construite au début du Ve siècle, est une vaste rotonde, surmontée d’une coupole, et dont le mur circulaire se creuse de niches à l’intérieur.

En même temps, les Byzantins construisaient des basiliques, c’est-à-dire des églises de forme rectangulaire, dont le plan se compliqua bientôt de deux annexes latérales saillantes, le transept, conférant au monument la disposition en croix, qui est restée traditionnelle en Occident. C’est ainsi que fut érigée, à Salonique, la basilique de Saint-Demetrius, à peu près contemporaine de l’église Saint-Georges. Il y avait là, on le voit, deux classes d’édifices tout à fait distincts. Mais les Byzantins, qui recouvraient la nef des basiliques d’une voûte demi-cylindrique, imaginèrent, pour donner à l’intérieur plus de clarté, de percer cette voûte et de la surmonter d’une lanterne voûtée en coupole. Ils furent ainsi amenés à résoudre un problème d’architecture nouveau, puisqu’au lieu de poser une coupole sur un mur circulaire, qui en était le soutien naturel, ils résolurent de placer cette coupole au-dessus d’une surface rectangulaire. Il leur fallut donc user d’artifices pour passer du plan carré dessiné sur le sol, à la base ronde de la coupole ou, comme on dit, en langage technique, pour racheter le carré.

Comment ils y parvinrent, il serait trop délicat et trop long de l’expliquer ici. Il suffira de rappeler que les deux méthodes qu’ils employèrent – la trompe et le pendentif – sont entrées dans le répertoire usuel de l’architecture universelle. Ils furent, d’ailleurs, guidés, certainement dans leurs efforts par l’examen de monuments antérieurs et l’on a montré qu’ils purent s’inspirer, à la fois, des Romains et de la Perse. Mais, s’ils n’inventèrent pas, d’une façon absolue, leurs procédés, ils leur donnèrent, tout au moins, un développement que l’on n’avait pas soupçonné avant eux.

Sainte-Sophie de Constantinople fut le couronnement magnifique de leurs recherches. Salonique renferme une église qui, elle aussi, est dédiée à la Divine Sagesse, et que l’on a longtemps considérée comme une réplique, en dimensions plus petites et avec une maîtrise moindre, de l’église de Constantinople. On incline, au contraire, aujourd’hui, à penser que Sainte-Sophie de Salonique fut construite, dans les premières années du VIe siècle, avant sa grande rivale. Elle en devient plus intéressante, car on y peut lire les efforts encore tâtonnants pour diminuer le poids de la voûte, en la construisant de matériaux légers et pour répartir et amortir les poussées redoutables exercées sur les murs.

Admirables de l’intérieur, les églises byzantines couronnées de coupoles offraient, de l’extérieur, un aspect écrasé : la calotte sphérique dépassant à peine la ligne des toits. On imagina, par la suite, d’interposer entre la base de la coupole et la coupole même un large tambour polygonal ou cylindrique percé de hautes fenêtres. L’église, à l’intérieur, y gagna plus de clarté ; du dehors elle acquit une silhouette plus dégagée et plus noble. C’est la disposition que l’on observe, à Salonique, dans l’église de la Théotokos qui date de 1029, dans l’église Saint-Panteleimon qui est du XIIe siècle et dans les églises des Saints-Apôtres et Yacoub-pacha-Djami qui datent du XIVe. Il est à peine besoin de faire remarquer que, depuis Saint-Pierre de Rome jusqu’au Panthéon de Paris, les architectes de l’Occident ont appliqué un système analogue.

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Ainsi, même sans sortir de Salonique et, en y jetant le regard le plus superficiel, l’architecture byzantine donne l’exemple d’un art logiquement développé par un effort persévérant. Un examen plus approfondi montrerait, dans l’usage des matériaux et particulièrement de la brique, dans le système de construction des voûtes et des murs, dans la conception des arcs, des piliers, des colonnes et de leurs chapiteaux, des pratiques dignes d’être retenues.

La décoration n’est pas moins intéressante : les Byzantins ont aimé la splendeur et ils l’ont obtenue. Sans insister sur la façon dont ils ont prodigué les matériaux précieux ou sur la conception qu’ils se sont formée de la sculpture décorative, je me bornerai à dire quelques mots de la mosaïque d’émaux, qui est devenue, chez eux, la parure essentielle des murailles. Parure splendide, dont ils ont emprunté la technique aux Romains, mais qui, exceptionnelle à Rome, a montré par eux, toute sa puissance. Les Byzantins ont manié la mosaïque avec un sens parfait des effets qu’elle peut donner. Ils n’ont pas demandé à ces morceaux de pâte vitreuse colorée assemblés sur un ciment, d’imiter la correction, la finesse que le pinceau peut seul obtenir. Ils se sont contentés d’un nombre restreint de tons, mais ils les ont fait vibrer sur les murailles de façon à obtenir, de loin, une impression profonde et chaude ; ils ont réduit le dessin à des traits synthétiques et donné à leurs figures, comme à leurs motifs décoratifs, une simplicité majestueuse qui est essentiellement ornementale.

Les fantaisies décoratives qui couvrent la coupole de Saint-Georges, les guirlandes de fruits et les arabesques qui ornent les tribunes de l’église Eski Djouma, les grandes compositions religieuses retrouvées depuis quelques années à Saint-Démétrius, la magnifique Ascension de la coupole de Sainte-Sophie montreront, à Salonique, la valeur d’une technique que l’on avait essayé naguère de ressusciter chez nous et que l’insuccès de quelques essais imparfaits a fait trop vite abandonner.

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Rappellerai-je encore que Salonique conserve une des plus riches broderies byzantines, un épitaphios, voile d’apparat pour les grandes fêtes religieuses, où, sur un fond d’or, le Christ mort et la communion des apôtres ont été brodés avec une entente rare de l’effet décoratif ? Je voudrais qu’on pût deviner, à travers ces lignes rapides, tout ce que Salonique offre pour l’art contemporain de suggestions. Ah ! vienne le jour où, délivrés des préoccupations qui nous dominent, nous pourrons sortir victorieusement de la tempête, regarder uniquement comme un centre d’art la ville que sa tour blanche annonce de la mer et que domine l’acropole fortifié des Vénitiens !

En post-scriptum : « Je relève, dans le Petit Messager [des arts et des artistes], ce passage émouvant d’un discours prononcé récemment, à Stockholm, dans une fête donnée par le grand poète Tor Hedberg au profit des artistes français : Depuis le jour où l’art suédois est né à la lumière, c’est dans l’art français que nous avons trouvé les fondations idéales sur lesquelles s’est élevé notre édifice national. C’est à Paris que nous sommes tous allés en pèlerinage pour y chercher le pardon de nos fautes et l’initiation à une vie nouvelle. Et non seulement nous, mais toutes les nations d’Europe, aujourd’hui dressées en armes les unes contre les autres, s’y sont rencontrées. Hier encore, sur les bords de la Seine, dans l’enthousiaste émulation de la jeunesse, elles y ont fait les mêmes rêves de réformes, dressé ensemble des autels aux dieux nouveaux de l’art, que la foule ne voulait pas connaître, vécu la même vie de travail joyeux, de fièvres juvéniles, cette vie intense qu’on, ne trouve que là ».

« Le dernier numéro de la Grande Revue contient un article de M. Storez, où l’auteur examine ce que seront l’architecture et l’art décoratif après la guerre, et où il expose des faits et des idées dignes d’appeler la réflexion et la discussion ».