code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. L’usine, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 8 novembre 1915, p. 3.

Je me suis efforcé de démontrer que les pouvoirs publics, en poursuivant le relèvement des cités détruites ou mutilées par la guerre, se trouveraient en présence d’une série de problèmes pour lesquels il ne serait pas possible de trouver des solutions, ni dans les routines, ni dans les traditions, ni même dans une science acquise. Non seulement, en effet, la vie renouvelle perpétuellement les conditions économiques, mais depuis quelques années nos conceptions d’hygiène et aussi d’esthétique ont très rapidement évolué. L’œuvre de réparation, si elle veut être efficace, exigera donc, de la part des autorités municipales ou nationales un esprit d’initiative et d’originalité.

Il en sera de même pour les travaux qui incomberont aux particuliers. Qu’il s’agisse de reconstruire les bâtiments destinés au travail : usines et ateliers, les édifices nécessaires aux échanges : magasins et boutiques, ou ceux que réclame l’habitat, en aucune circonstance il ne sera possible de bien faire en s’appuyant uniquement sur l’expérience d’un passé, fût-il rapproché. Partout, des solutions neuves seront requises et il n’est pas, en somme, un édifice anéanti dont la résurrection ne puisse, et par conséquent, ne doive témoigner d’un progrès, d’une vitalité accrue, pas une reconstruction qui ne soit capable de contribuer à l’embellissement de la cité.

Les principes sur lesquels devra s’appuyer l’architecture privée ne diffèrent pas, évidemment, de ceux qui s’imposent à l’architecture publique. Les lois de la raison ne peuvent perdre leur droit et tous les architectes ont le même rôle, qui est d’exécuter avec logique les programmes qui leur sont proposés. Seulement, ces programmes sont extrêmement multiples, souvent complexes et l’idée ne peut venir de les passer en revue, ce qui conduirait d’ailleurs à aborder des questions économiques et techniques qui sont étrangères à ces propos. Aussi me contenterai-je d’indications très rapides sur l’usine, la boutique et la maison d’habitation.

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À vrai dire, ce sont les usines dont je suis le moins embarrassé. Pour dire toute ma pensée, j’appréhende, pour les églises futures, l’indigence des conceptions et la banalité ; j’espère qu’il se trouvera, parmi les édifices civils, beaucoup de réussites heureuses, à côté d’erreurs moins redoutables que les pastiches contre lesquels j’ai peur que nous ne sachions nous garder. Les usines, c’est une autre chose. Ceux qui les feront reconstruire seront gens d’affaires, expérimentés, désireux d’accomplir œuvre pratique et visant, avant toute chose, à obtenir les meilleurs rendements. Nul doute qu’ils ne fassent bâtir des usines adaptées à leur fonction, ce qui est la formule efficace pour faire surgir la beauté. Les matériaux nouveaux : le fer, le ciment armé, seront largement employés, parce qu’ils se prêtent aux fins recherchées par les industriels. On se dispensera de tout faux luxe qui serait gênant et dispendieux. Il se formera une beauté sévère, sans doute, mais mâle, nerveuse, en rapport étroit avec notre temps. Les ingénieurs seront, le plus souvent, appelés à la créer, mais il ne leur est pas défendu d’avoir du goût et, d’ailleurs, il y aura dans les dépendances de l’usine, bureaux, docks, dépôts, assez de travail pour occuper les architectes.

Les ouvriers bénéficieront-ils de ces améliorations ? J’en suis intimement persuadé. L’intérêt, bien entendu – et l’on me rendra cette justice que je n’invoque ni charité, ni sympathie, ni philanthropie, ni solidarité et que je prends les choses dans leur réalité nue –, de l’industriel est que l’usine soit saine, aérée, attrayante même pour que l’ouvrier y accomplisse, avec un minimum de fatigue et avec la meilleure volonté possible, un maximum de travail. À toute amélioration dans les conditions du travail doit répondre une augmentation du rendement.

Tout de même, les ouvriers auraient tort de se fier à la perspicacité patronale et, sur ce point comme sur les autres, ils feront bien de prendre eux-mêmes leurs intérêts en mains. Lorsque le moment sera venu de reconstruire l’usine, que les syndicats acceptent une collaboration, si celle-ci leur est offerte ; qu’ils la proposent, lorsque le patronat n’y aura pas spontanément songé ;  qu’ils l’imposent, si l’on prétendait les écarter. Je n’imagine pas, d’ailleurs, que leur ingérence puisse être totalement repoussée. Les patrons ont trop d’intérêt à éviter les conflits provoqués par des questions d’installation pour se priver d’un concours qui les garantit contre de semblables difficultés. En Amérique, certains patrons désignent des secrétaires sociaux préposés à l’embellissement de l’usine. Il serait préférable que la désignation soit faite par les syndicats.

Que demanderont les délégués ouvriers ? Des conditions humaines de travail, l’air, la lumière, la sécurité. Ils devront réclamer aussi une série d’aménagements élémentaires. Que l’on devrait rencontrer partout, qui n’existent presque nulle part : des garages de bicyclettes, des vestiaires, des lavabos, des cabinets d’aisance convenables. Ces installations, on les leur refuse souvent, sous prétexte que les locaux ne s’y prêtent pas ; une telle excuse ne pourra pas s’invoquer au moment des reconstructions. Ils demanderont aussi, dans toutes les industries qui paraissent réclamer des présences prolongées, des salles à manger, des salles de repos. En tout cela, ils n’exigeront rien d’extraordinaire et ils pourront s’appuyer sur l’exemple donné à nos industries par leurs concurrents anglais ou américains.

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Faudra-t-il aller plus loin ? Un article publié dans la Revue universelle, en 1903, par M. Bargy, sur l’usine-club aux États-Unis, les indications données par Charles Gide dans son traité classique d’économie sociale, et, plus récemment, une étude publiée par la revue L’Architecture, en mars 1913, sur une fabrique de cigarettes à Dresde, nous ont initiés à une conception nouvelle de l’usine. En vertu de cette conception, l’usine dont l’installation est l’objet de soins même esthétiques, tend à devenir le centre de la vie de l’ouvrier. Celui-ci y trouve des bains, des salles de lecture et de jeu ; la manufacture est pour lui ce que le cercle est pour l’homme du monde.

Y a-t-il un progrès désirable ? Les patrons qui s’imposent de semblables dépenses ne les font, évidemment, pas sans espoir d’en retirer quelque bénéfice et l’on devine, sans qu’il soit nécessaire d’y insister, les avantages qu’ils en peuvent espérer. Si l’ouvrier peut redouter, dans ce système, une entreprise sur son indépendance, il n’est pas assuré, d’autre part, qu’un cercle où il ne rencontre nécessairement que ses compagnons d’atelier soit, pour lui, le meilleur mode d’exercer sa sociabilité. Il a besoin, pour la défense de ses intérêts, de vivre en contact avec les ouvriers similaires des autres usines et avec le prolétariat tout entier : il a besoin, aussi, pour se récréer et se distraire, de fréquenter des gens qui ne sont pas hantés par les mêmes préoccupations qui l’assiègent lui-même. Enfin, ce système a un dernier inconvénient, auquel on peut être moins sensible dans les pays où les gens aisés ou riches sont habitués à vivre beaucoup hors de chez eux et entre hommes seuls, mais qui suffirait, à nos yeux, pour le condamner. Il accentue encore la dislocation de la famille trop menacée, déjà, par l’usine et tend à la disparition totale de la vie familiale. Voilà bien des raisons qui détourneront sans doute les syndicats de demander aux industriels d’imiter les innovations américaines. Il n’est guère à supposer, au reste, qu’ils aient, en pareille matière, à craindre l’initiative du patronat.

Est-ce à dire, pourtant, qu’il n’y ait pas quelque chose à retenir de l’exemple des Etats-Unis ? Le cercle de l’ouvrier ne doit pas être à l’usine, mais n’en déduisons pas que l’ouvrier, l’employé, le fonctionnaire n’aient pas besoin de lieux de réunion. Il y a, bien au contraire, un grand effort à accomplir pour développer la vie sociale. Les maisons de vie sociale dont M. Oger s’est fait en France l’apôtre et dont j’ai déjà entretenu les lecteurs de l’Humanité, me paraissent être un moyen pour résoudre le problème, en s’appuyant sur les initiatives de tous, sur les municipalités, et en laissant à chacun une indépendance parfaite. Maisons de vie sociale, maisons de syndiqués ou maisons du peuple, il faudra bien, quelque jour, que l’on se décide à les construire, ces centres où s’épanouira la démocratie

En post-scriptum : « On raconte qu’un comité s’est formé pour étudier la reconstruction des villes, comité composé, assure-t-on, de hauts personnages, peut-être de membres de l’Institut. Ce comité aurait décidé de diriger le relèvement d’une ville-type et voté que la grande rue de ladite cité serait bâtie en style Louis XVI ! Que dirait-on si ces messieurs proposaient de donner à nos soldats l’uniforme que portaient leurs ancêtres il y a cent quarante ans ? Que dirait-on, même, s’ils conseillaient à nos peintres d’imiter les méthodes des artistes à perruque contemporains de Greuze et de Fragonard ? Pour l’architecture seule et pour les arts industriels, de telles absurdités peuvent se produire sans scandaliser l’opinion. Un peu de bon sens et de réflexion devraient, pourtant, suffire à les écarter ».

« On racontera plus tard dans quelles conditions fut choisi le modèle de la Croix de guerre. Il serait, en tout cas, fâcheux que ces errements fussent, de nouveau, suivis, et le Petit Messager a raison, par avance, de protester : “Puisque, écrit-il, il a été décidé que les blessés de la grande guerre recevront un insigne officiel et puisque, comme pour la Croix de guerre, le ministre se réserve de choisir la forme et la matière de la médaille, nous nous permettons de rappeler qu’il existe, à côté des syndicats de fabricants, certaines sociétés d’artistes comme celle de la [Société] Nationale des Beaux-Arts, celle du Salon d’Automne, des Artistes indépendants, des Artistes français, des Artistes décorateurs, etc., certains syndicats professionnels aussi, que l’on pourrait peut-être consulter” ».

« Le sculpteur animalier Christophe, dont nos lecteurs connaissent le talent d’observation et d’interprétation, blessé, le 25 septembre, à Maisons-en-Champagne, est prisonnier au camp de Limbourg-sur-Lahn. Le peintre Lemordant, l’auteur du beau plafond de théâtre de Rennes, laissé pour mort sur le champ de bataille, est en voie de guérison. Il est prisonnier à Ingolstadt ».