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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
L’île de Chypre, dont Will Darvillé expliquait, naguère (le 3 novembre), aux lecteurs de l’Humanité, la situation et la richesse, n’est pas moins intéressante par les civilisations qui s’y sont développées et par la floraison d’art qui, à plusieurs reprises, s’y est épanouie. Placée aux confins du monde occidental et du monde oriental, cette île dont les flancs recélaient le cuivre et dont les campagnes étaient propices à la vigne et à l’olivier, devait éveiller de multiples convoitises. Colonisée, tour à tour, dans l’Antiquité, par les Phéniciens, puis par les Grecs, au Moyen Âge, par les Français et par les Vénitiens, avant de tomber entre les mains des Turcs qui achèvent de la conquérir en 1571, Chypre fut souvent ensanglantée par le choc des peuples qu’opposaient leurs idées, leurs croyances et leurs costumes ; mais ces contacts violents s’accompagnèrent d’échanges. Elle fut un des points où l’Orient et l’Occident confrontèrent leurs trésors et se firent de mutuels emprunts.
L’art chypriote naquit de ces mélanges. Terre singulière où le génie des Assyriens, des Égyptiens, des Grecs, celui des Français de l’Île de France et de Champagne, des Byzantins et des Vénitiens se sont rencontrés. Les témoignages antiques rendus à la lumière par des fouilles, importantes mais incomplètes, témoignages dont les plus caractéristiques ont enrichi les musées de New-York, de Londres et le Louvre, les monuments de l’ère chrétienne demeurés debout ou partiellement ruinés, accusent ces influences multiples. Ils n’en ont pas moins une allure originale et qui les rend vraiment chypriotes. L’art chypriote, tout au moins, a eu deux périodes brillantes : l’une, dans l’Antiquité, dans laquelle prédomine l’élément phénicien, l’autre, au Moyen Âge, qui fut essentiellement française. Pour étudier la première, il faudrait lire d’abord le troisième volume de l’Histoire de l’art dans l’Antiquité, de Perrot et Chipiez, volume consacré à la Phénicie et à Chypre ; la seconde a été élucidée par M. Enlart, dans un ouvrage capital : L’Art gothique et la Renaissance en Chypre, et c’est à l’aide de ces deux guides que je vais essayer très brièvement d’en évoquer le souvenir.
*Les Phéniciens qui, plusieurs siècles avant Jésus-Christ et avant même la période homérique, colonisèrent Chypre, y développèrent le culte de la Vénus phénicienne, Astarté, déesse de l’amour et de la fécondité. Nulle part, ce culte dont nous entrevoyons les rites sensuels ne fut plus prospère qu’à Chypre. Les sanctuaires d’Idalie, de Paphos, d’Amathonte et de Golgos furent révérés entre tous, et c’est, peut-être, à Chypre que les Grecs, qui s’établirent dans la partie septentrionale de l’île, dégagèrent du culte d’Astarté l’image spiritualisée de la Vénus grecque : Aphrodite.
Ce qui nous reste de ces sanctuaires célèbres ne satisfait pas notre curiosité. Mais l’on a retrouvé un grand nombre de statues où l’on peut reconnaître des images de la déesse, de prêtres et aussi de donateurs. Les archéologues étudient dans ces statues les apports divers qui s’y combinent en doses variables. Les unes sont plus près de l’Égypte et les autres de la Grèce. Ce qui fait leur originalité c’est qu’elles unissent le sentiment décoratif, hiératique, qui fut celui de l’Orient, au goût pour la vie et la réalité que développèrent les Crétois d’abord et, après eux, les Grecs. La plus célèbre de ces images est connue sous le nom du Prêtre à la colombe. Elle est exposée au Musée de New-York. C’est une statue en calcaire tendre, de taille colossale, dans un parfait été de conservation. Coiffé d’un bonnet pointu, les cheveux et la barbe frisés, revêtu d’une tunique d’un tissu léger aux plis délicats, le prêtre, dont l’attitude est à la fois roide et vivante, tient d’une main une coupe et porte, sur l’autre, une colombe, symbole de la fécondité.
Les images d’Astarté seraient une déception pour ceux qui y chercheraient l’expression de la beauté féminine, de la jeunesse et de la grâce. Ce sont là idées helléniques. Les Chypriotes ont célébré, chez leur déesse, l’éternelle création, le renouvellement perpétuel des êtres, et ils ont exprimé cette idée d’une façon naïve ou brutale.
*Chypre possédait une argile propre à la céramique. Les fouilles, effectuées surtout dans les sépultures, nous ont livré des témoignages presque surabondants d’un art qui ne fut pas seulement remarquable par l’intensité de la production, mais par l’originalité des formes et la richesse de l’invention. Ce sont des figurines religieuses, des guerrières à pied ou sur leurs chars de guerre, d’une exécution parfois rudimentaire, à la fois très gauches et extraordinairement vivantes. Le plus souvent, l’argile est colorée en jaune et certaines de ces images ont une analogie d’aspect singulière avec les bonshommes que des boulangers modèlent parfois pour l’amusement des enfants.
Les vases n’ont pas des profils très purs, mais ils marquent une imagination sans cesse en éveil. Ils sont parfois revêtus d’un décor géométrique, parfois aussi l’artisan, comme son confrère de la Crète primitive, y a figuré des oiseaux aquatiques.
Enfin, cette île consacrée à Astarté, cette île où pousse l’herbe que les Anciens appelaient le cyprus et que les Arabes appellent le henné, eut des orfèvres et des bijoutiers habiles passés maîtres dans l’art du bijou féminin. Les colliers, les pendants d’oreilles, les bracelets, figurés sur les statues ou retrouvés dans les fouilles montrent avec quelle science l’or, les pierres, la verroterie étaient travaillés pour créer des parures somptueuses et légères dont la matière seule ne faisait pas le prix.
*Bien des siècles plus tard, à la fin du XIIe siècle, Richard Cœur de Lion, qui s’était emparé de Chypre, la vendait à un seigneur poitevin, Guy de Lusignan, et celui-ci y fondait un royaume français dont la postérité alla croissant jusqu’au dernier quart du XIVe siècle. Des colons nombreux, actifs, vinrent peupler l’île qui, bientôt, fut vraiment française. Le français y était parlé couramment. Une civilisation fastueuse se déploya, qui eut sa littérature et qui eut bientôt ses monuments.
Chypre avait, à ce moment, des églises byzantines analogues à celles que nous avons vues à Salonique. Dès le début du XIIIe siècle à Nicosie, capitale de l’île, un archevêque parisien dirigeait la construction d’une cathédrale, imitée en partie de Notre-Dame de Paris, tandis que la princesse Alix de Champagne, femme de Hugues de Lusignan, appelait des architectes de son pays.
Ainsi, comme l’a démontré M. Enlart, Chypre se couvrit d’églises dont l’inspiration fut puisée en France, dans l’Île de France et la Champagne d’abord, plus tard dans nos provinces du Midi. Quelques-unes ont été à peu près respectées par les Turcs qui les ont converties en mosquées ; les autres offrent des ruines imposantes. Par elles, Chypre est une province de l’art gothique que l’on devrait appeler, à plus juste titre, l’art français. Ces églises ont, pourtant, un aspect particulier. Leurs toitures ne sont pas saillantes. Elles ont des toits plats. Parfois même, il n’y a pas à proprement parler de toitures ; les voûtes ont été simplement bétonnées. L’œil n’aperçoit donc rien au-dessus de la ligne des murs, et la vue latérale de l’église est limitée par le faîte rectiligne de la muraille. D’ailleurs, la cathédrale d’Albi, certaines églises italiennes ont une physionomie analogue.
La cathédrale de Nicosie a un beau portail aux armatures élégantes ; l’intérieur, bien que les Turcs l’aient blanchi à la chaux et l’aient approprié à leur culte, garde la netteté de ses formes gothiques. À Famagouste, qui fut, jadis, le grand port de l’île, la cathédrale a une façade magnifique, aux formes élancées, avec une allégresse de frontons ajourés. L’absence de toitures donne ici aux couronnements des murs, au-dessus desquels les fenêtres forment saillie, un profil sinueux et riche. L’intérieur contraste avec ses lignes pures et sa grandeur austère. À Lapaïs, dans un cloître, le réfectoire, voûté de voûtes d’arête, un des plus beaux et des plus vastes édifices de ce genre qui subsistent, offre une chaire pour le lecteur d’un admirable travail ; il s’éclaire par un œil-de-bœuf et par de hautes fenêtres d’où la lumière tombe grave et solennelle. À côté d’autres églises, des pans de murailles où s’ouvrent encore de beaux fenestrages, des portails en ruines, des fragments décoratifs, quelques monuments funéraires, parmi lesquels le beau tombeau de saint Mammas, témoignent, avec les débris des palais, l’extension, à Chypre, de la culture française.
Par la suite, les Vénitiens eurent aussi leur part : celle-ci se marque par des peintures murales qui n’ont pas toutes été détruites et, surtout, par les fortifications qu’ils établirent, vers 1500, pour défendre l’île, et dans lesquelles, devançant les ingénieurs d’Occident, ils appliquèrent, pour la première fois, un système moderne, destiné franchement à maîtriser l’artillerie.
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Malgré ces précautions, Chypre, à la suite de longues luttes, auxquelles Shakespeare a associé Othello, tomba entre les mains des Turcs. Ceux-ci, en 1571, entrèrent à Famagouste, la dernière place qui leur eût résisté et, violant la capitulation qu’ils avaient accordée, ils écorchèrent vif, devant la cathédrale, le chef vénitien qui avait conduit la défense, Bragadino. On assure que les éléments grecs de la population, par l’animosité contre les Latins, favorisèrent l’établissement des Turcs, qui se chargèrent eux-mêmes de les en punir.
Un des premiers rois français de l’île, Pierre Ier de Lusignan, avait fondé un ordre de chevalerie, l’ordre de l’Épée et, comme devise, il lui avait donné cette formule d’une splendide et simple beauté : C’est pour loyauté maintenir. C’est pour loyauté maintenir, la devise est encore la nôtre, elle fait notre force, notre accord et notre orgueil et nous la soutenons de nouveau aujourd’hui dans ces parages lointains où, il y a plusieurs siècles, la France l’avait proclamée.
En post-scriptum : « Au moment où la guerre éclata, le maître Albert Besnard venait d’achever un grand panneau destiné au palais de la Paix à La Haye. Ce panneau, où l’arbitrage, la paix et la justice sont glorifiés, va être transporté en Amérique ; il sera exposé au profit des familles d’artistes français victimes de la guerre. […] ».