code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Une importante manifestation d’art, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 29 novembre 1915, p. 3.

Au mois de juin 1913, au moment où le projet d’une exposition internationale des Arts décoratifs à Paris en 1916 semblait devoir se réaliser, apparaissait le premier numéro d’une nouvelle revue L’Art de France. L’objet de cette revue était de grouper tous ceux qui s’intéressaient au succès de l’exposition prochaine et désiraient maintenir le prestige mondial de notre art en affirmant sa perpétuelle jeunesse et sa féconde vitalité. Une grande partie devait se jouer devant l’opinion étrangère et, tout d’abord, devant l’opinion française même : en présence des forces de routine, trop bien organisées, celles-là, pour la résistance à tout effort et tout progrès, les bonnes volontés les plus ardentes étaient dispersées, les enthousiasmes s’ignoraient réciproquement ; animés des  meilleures intentions, amateurs, artistes, artisans, industriels, sociologues préoccupés du devenir social, tiraillaient chacun de leur côté, ou, qui pis est, s’escrimaient les uns contre les autres.

L’Art de France voulait réagir contre ce désordre : à tous les novateurs, il offrait un organe ; en même temps, il préparait la formation d’une société où tous les bons combattants se rencontreraient et travailleraient à dissiper les malentendus, éviteraient ou solutionneraient les conflits, prépareraient une action unanime, gage de force et de succès. L’initiative était heureuse ; L’Art de France poursuivait sa campagne, ralliant chaque jour de nouvelles sympathies. La guerre survint ; le rédacteur en chef de la revue fut mobilisé ; les préoccupations se portèrent ailleurs et L’Art de France dut suspendre sa publication.

Mais l’homme clairvoyant et énergique qui l’avait fondé ne crut pas, et combien nous lui devons en être reconnaissants, que, même au milieu des périls, la vie de l’art, en France, dût être totalement suspendue. Il pensa à ceux qui, mobilisés, avaient besoin d’être réconfortés et à qui il fallait montrer la perpétuité de leur idéal, à ceux qui, demeurés dans leurs ateliers déserts, étaient désœuvrés et désemparés ; il envisagea, aussi les grands devoirs et les grands problèmes que la guerre allait proposer à tous, et il entreprit, en appelant à lui quelques hommes de foi, d’empêcher l’arche de sombrer dans la tempête.

Ainsi fut créé, par M. Cadot, le Petit Messager des arts et des artistes, et des industries d’art, petit bulletin de quelques pages, riche de faits et d’idées, qui, envoyé gratuitement à tous les artistes, artisans et amateurs d’art aux armées, alla, jusque dans les tranchées, rappeler les espoirs de la veille et du lendemain. Dans ce bulletin, se trouvaient les adresses, les changements d’affectation, le relevé des citations à l’ordre du jour dont pouvait s’honorer toute la grande famille artistique et, aussi, le récit de ses pertes et l’éloge de ses morts. En même temps, les combattants pouvaient apprendre que toute activité artistique n’était pas morte : ils étaient tenus au courant des nouvelles menues ou importantes. Ils pouvaient, enfin, suivre l’action entreprise directement autour du Petit Messager [des arts et des artistes, et des industries d’art].

Le Petit Messager[des arts et des artistes, et des industries d’art] avait, en effet, ouvert une enquête sur les reproches que peut encourir notre architecture actuelle et sur les règles à suivre pour la rénover au moment où les destructions de la guerre lui préparent un rôle si capital. Les réponses affluèrent, venues des artistes ou des théoriciens les plus autorisés, réponses étudiées, dignes d’emporter l’adhésion ou de susciter la controverse et dont la publication n’est pas encore épuisée.

D’autre part, des réunions étaient organisées, tous les vendredis, dans un local obligeamment prêté par la Fédération nationale des sociétés d’anciens militaires, 28, boulevard de Strasbourg, réunions où tous les amis des arts et tous les artistes étaient cordialement conviés. Le cadre était un peu imprévu, mais, en somme, analogue aux circonstances ; on s’y habitua très vite et, bientôt, parmi les panoplies, les trophées, les photographies de groupes ou d’officiers, régna, entre esprits animés d’un idéal semblable, une cordiale intimité. On parla de la renaissance des villes, de l’avenir des métiers d’art, de la crise de l’apprentissage. Parfois, le concours était très nombreux ; parfois, il n’y avait là qu’une poignée de fidèles, mais toujours on fit de bonne besogne.

Cependant, à la veille de l’hiver, et la guerre se prolongeant, il est apparu qu’un effort plus vaste pouvait être tenté, et c’est pour annoncer et préparer cette nouvelle campagne que s’est tenue, il y a huit jours, la réunion au Musée des Arts décoratifs, dont j’ai déjà d’un mot annoncé le succès.

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La salle mise à la disposition du Petit Messager par l’Union des Arts décoratifs était vaste pourtant, elle a suffi à peine à contenir le public. La présidence de la séance avait été offerte au citoyen André Lebey, et nos amis se réjouiront à la pensée que cette manifestation se soit tenue sous des auspices socialistes. André Lebey précisa l’objet de la réunion : chercher les meilleurs voies et moyens pour organiser les artistes, seconder l’essor de l’art vivant et préparer la résurrection des cités détruites par la guerre. Il dit nos désirs et affirma que l’État soutiendrait les artistes créateurs et les aiderait à triompher.

M. Louis Bonnier prit ensuite la parole. L’éminent architecte exposa toutes les difficultés dont s’entoure le problème de la résurrection des villes. Il rappela avec beaucoup de finesse et non sans émotion la beauté et le charme des vieilles cités ruinées. L’œuvre de reconstruction ne doit être ni hâtive ni brutale. Si le pittoresque du passé est aboli, il ne faut pas que des plans géométriques, des nivellements rigoureux, des alignements inexorables fassent peser, dans l’avenir, une froide et morne régularité. Pour fournir aux architectes des documents, des éléments de comparaison et de réflexion, l’Union centrale des Arts décoratifs organise une exposition qui, annoncée d’abord pour cet automne, s’ouvrira au printemps prochain. Les artistes sont invités à y apporter leurs projets, et M. Bonnier a réclamé d’eux logique, sincérité et simplicité, grâce à quoi ils feront besogne pratique et œuvre de beauté.

M. Vorin, architecte, vint lire le rapport qu’il a rédigé, à la suite des discussions du vendredi, sur les principes à observer dans la construction moderne. Ce manifeste, très précis, très serré, met en relief les idées mêmes que j’ai souvent exposées ici : construction rationnelle, usage loyal des matériaux, exécution réfléchie des programmes, décoration adaptée ; principes qui n’entraveront jamais l’imagination d’un véritable artiste et préviendront les moins doués contre les défaillances.

M. Placide Thomas, architecte, avait rédigé un rapport sur les moyens d’action et de propagande préconisés par le groupe. Les approbations et les applaudissements qui ont souligné son exposé ont montré qu’en ces questions comme en toutes autres, le sentiment public reconnaît, à présent, la nécessité de l’action concertée et l’efficacité de l’organisation. Constitution d’une société centrale et de sociétés régionales affiliées, action par les conférences, la presse, les expositions permanentes et temporaires, intervention auprès des municipalités, encouragements donnés aux jeunes artistes, réforme de la réglementation des concours publics, tant d’indications sont données dans ce rapport qu’il n’est pas suffisant de le signaler en passant et je me propose d’en reprendre l’analyse quelque prochain jour, avec l’ampleur qui lui est due.

Après avoir affirmé des idées directrices et formulé un programme général d’action, le groupe des amis du Petit Messager [des arts et des artistes, et des industries d’art] devait, enfin, indiquer la part qu’il prétend assumer dans l’œuvre générale et définir son activité propre. Notre confrère M. C. Poinsot, dont on connaît le talent hardi et délicat, a tracé le programme des conférences qui seront données d’une façon régulière tous les vendredis, à 16 h 30, 28, boulevard de Strasbourg. Ces conférences, faites par des artistes ou des écrivains d’art autorisés, envisageront les problèmes actuels dans l’esprit le plus libre. On s’efforcera, en particulier, d’initier le public à la technique des métiers d’art, pour remettre en honneur le travail probe, l’utilisation logique et la mise en valeur de la matière, et renouveler ainsi l’esprit des grandes périodes d’art. À ces conférences s’ajouteront des visites d’architecture. J’ai expliqué quel devait être le caractère de ces visites, dont l’organisation m’a été confiée, conjointement avec le délicat artiste décorateur qu’est Robert Bonfils.

Bien que la période contemporaine n’ait pas su créer un grand style d’architecture et que les artistes aient été trop enclins au pastiche, il est inexact de dire que le XIXe siècle soit demeuré stérile. L’architecture, en effet, n’est pas un art abstrait ; elle dépend, de la façon la plus étroite du cadre social. Le renouvellement de toutes choses depuis la Révolution, les programmes inédits imposés par la réalité, le bouleversement des conditions économiques, l’utilisation de matériaux dès longtemps connus, mais mal utilisés, comme le fer, ou récents, comme le ciment armé, obligeaient les architectes, malgré eux, à une évolution. Cette évolution, quelques artistes d’élite en ont reconnu la nécessité et ils se sont mis hardiment à la recherche de formules libératrices. Viollet-le-Duc, De Baudot, admirateurs du Moyen Âge, Labrouste, Paul Sédille, épris de l’Antiquité et de la Renaissance, ont été capables, ainsi, de secouer le poids de leur érudition et ont pris la tête d’un mouvement auquel collaborent aujourd’hui des architectes de grand talent. C’est vers les œuvres édifiées par ces architectes que nous conduirons le public : nous prierons les artistes d’expliquer leurs efforts. Par là, nous habituerons à regarder, à réfléchir, à comprendre, nous ferons tomber des préventions irréfléchies et nous créerons ce concours d’opinion sans lequel l’initiative des artistes, surtout des architectes, risque d’être paralysée. Si le succès répond à nos désirs, la rénovation des villes sera le signal d’un grand essor artistique soutenu par la sympathie publique et exalté par l’élan généreux qu’ont suscité nos épreuves mêmes.

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L’accueil qu’ont reçu ces communications est du meilleur augure. Immédiatement, l’on s’est mis à l’œuvre. Les statuts de l’Association amicale des artistes, artisans, architectes et amateurs d’art sont à peu près arrêtés. Vendredi a eu lieu, avec le succès le plus vif et le plus mérité, la première des conférences annoncées : M. Robert, le maître ferronnier, a exposé ses idées sur l’apprentissage des métiers d’art et montré les résultats remarquables qu’il obtient par ses méthodes rationnelles, par l’ascendant de son talent et par l’ardeur de ses enthousiasmes. Vendredi prochain, M. Vorin parlera sur le Sens de l’Art. La première visite d’architecture ne tardera pas non plus et nous collaborerons ainsi, dans notre modeste sphère d’action, à ce travail d’avant-paix qui, dès à présent, préoccupe ceux qu’anime l’amour de ce qu’il y a de grand, de noble et d’universel dans notre pays.

En post-scriptum : « C’est à Bernard Naudin, à Abel Faivre, à Poulbot que le gouvernement s’est adressé pour soutenir, par l’image, le succès de l’emprunt de la Victoire et il nous plaît de noter cette orientation nouvelle des commandes officielles, que les artistes ont justifiées. Signalons aussi l’intervention, nouvelle dans les annales financières, du cinéma utilisé déjà par notre ami Dormoy dans les campagnes d’éducation politique ».