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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Promenade au Petit Palais (I), L’Humanité, « L’Actualité artistique », 6 décembre 1915, p. 3.

Vous me voyez tout confus. Depuis plusieurs mois, de grandes affiches blanches annonçaient que des collections merveilleuses étaient exposées au Petit Palais, et je ne sais par quelle disposition, je n’avais pu me résoudre à les aller visiter. Cette visite, sans cesse différée, j’ai fini par la faire et, à présent, je me repens de vous avoir si longtemps laissé ignorer qu’il y avait là, réunis, des ensembles du plus haut intérêt. Mais, comme il est naturel, lorsqu’on se sent en faute, de rejeter sur les autres une partie de son erreur, je me permets de faire des reproches amicaux à ceux de mes lecteurs, il en est certainement qui sont allés d’eux-mêmes au Petit Palais et n’ont pas ensuite songé à m’écrire pour m’avertir de mon oubli et m’inviter à le réparer.

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Le Petit Palais abrite et réunit des séries, entre lesquelles je n’aperçois pas grand lien et dont le rapprochement peut paraître assez disparate, mais cela même est une source de surprises et d’agrément. Tout d’abord, c’est une exposition de cocardes faites par les ouvrières en modes de Paris, et destinées à être distribuées aux soldats du front. On a fait beaucoup de bruit autour de cette « œuvre de Mimi Pinson » ; elle a été inaugurée par les personnages officiels les plus notoires. Je ne sais si, en l’absence d’autres raisons, je vous aurais invités à l’aller regarder. Il faut reconnaître pourtant que ces cocardes ont été chiffonnées avec beaucoup de goût et une variété originale, que l’uniformité du thème ne laissait pas prévoir. Les ateliers ont rivalisé pour présenter et grouper, de la façon la plus attrayante, cocardes et menus objets enrubannés. Il serait même possible de distinguer et d’opposer des tendances artistiques différentes. On a eu, de plus, l’idée de faire une rétrospective documentaire, consacrée à Mimi Pinson, à son chantre et inspirateur, Gustave Charpentier, et l’on a même reconstitué une chambre où aurait pu vivre Alfred de Musset, créateur de Mimi Pinson. Cette chambre, qui aurait fait pâmer un bourgeois de 1835, est très curieuse et fort laide. On l’a exposée, je l’espère, pour nous dégoûter de l’envie de pasticher le siècle dernier. À ce point de vue, on a fait une bonne action.

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L’entrée du Petit Palais est payante, sauf pour les soldats en uniforme, qui sont admis gratuitement. Le prix de l’entrée, qui est d’un franc, est consacré à des œuvres de guerre et donne droit à participer à une tombola, pour laquelle les artistes ont, à l’envie, offert des lots. L’exposition de ces lots constitue, en ce moment où nous en sommes si privés, un véritable petit Salon. Salon fort éclectique d’ailleurs : la solidarité n’a pas de tendance ; Salon fort inégal, mais, s’il faut remercier les maîtres de leur geste, il serait de mauvais goût de reprocher à d’autres, dont l’intention fut aussi généreuse, de n’avoir pas autant de talent. Je me garderai donc de formuler aucune appréciation et j’avertirai simplement que chacun, selon ses prédilections, retrouvera des morceaux intéressants des artistes qu’il aime, qu’il incline vers MM. J.-P. Laurens, Rochegrosse, Humbert, Maxence, Paul Chabas, Harpignies ou Lhermitte, qu’il préfère Lebourg, Lerolle, Lebasque, Le Sidaner ou encore Henri Martin, Simon et Cottet, qu’il soit attiré par Mme Galtier-Boissière, par Guillonnet, par Dusouchet, par Mme Agutte ou par les hardiesses d’Henri Matisse.

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On a recueilli, au Petit Palais, des reliques préservées des dernières parties du sol belge demeurées indépendantes, surtout d’Ypres et de Nieuport. Une pareille exposition, quand bien même elle n’offrirait que des pièces insignifiantes et banales, serait touchante et digne de commander le respect. Mais ici, aux sentiments que suggèrent tant d’infortune et tant d’héroïsme, s’ajoute l’intérêt réel que présentent des œuvres d’art, qui méritent toutes l’attention et dont quelques-unes sont de premier ordre.

Ce sont des tableaux, des objets de culte, des meubles anciens retirés, sous le bombardement, d’églises ou de musées, et qui portent, parfois, la trace des injures qu’ils ont subies. Ils garnissent deux salles, où ils ont été disposés avec beaucoup de goût, sans rien qui trahisse l’improvisation et le désarroi et ils donnent une impression de grandeur triste, à laquelle ajoute la présence de leurs gardiens, qui sont des soldats belges blessés ou mutilés.

La plupart des tableaux sont, à vrai dire, des tableaux d’école, échos, par des élèves habiles, de l’art des maîtres illustres. À cette heure, où les grands Flamands du Louvre sont dérobés à nos yeux, on retrouve, sans déplaisir, leur science et leur verve à travers leurs imitateurs. Parmi ces toiles ou ces panneaux, quelques-uns ont une valeur particulière. Le plus précieux est aussi le plus ancien, c’est la célèbre Vierge votive, de la famille Belle, qui était conservée à l’hospice Belle, à Ypres. La Vierge de la famille Belle appartient au groupe, fort peu nombreux, d’œuvres flamandes peintes à la fin du XIVe siècle ou du début du XVe, qui nous montrent quel était l’état de la peinture dans les Flandres, ayant que les frères Van Eyck l’aient révolutionnée par la puissance de leur génie et aussi par l’usage systématique, alors nouveau, de la peinture à l’huile. On a conservé, si je ne me trompe, cinq témoignages de cette période d’attente : ils sont dispersés à Amsterdam, à Anvers, à Bruges. Le plus beau, le plus important est à Dijon, ce sont les volets d’un retable portatif, peints en 1399, pour le duc de Bourgogne, par Melchior Broederlam d’Ypres. C’est aussi à Melchior Broederlam que le musée d’Ypres attribue la Famille Belle, mais je doute que cette attribution soit fondée.

Voilà donc une occasion unique, pour les Parisiens qui s’intéressent à l’art flamand, de mesurer, à Paris même, le bond prodigieux accompli par les Van Eyck. La Famille Belle, selon Louis de Fourcaud, aurait été peinte vers 1420 ; à cette date, les Van Eyck travaillaient déjà. La fameuse Vierge d’Autun, conservée au Louvre a été exécutée, sans doute, vers 1425. Cinq années sépareraient donc les deux morceaux : la différence, même en tenant compte de l’inégalité des talents, est prodigieuse. Pour la mesurer, à défaut d’une œuvre de Van Eyck, regardez, dans la salle voisine, un des petits panneaux du XVe siècle qui y sont exposés, par exemple, la Vierge et l’Enfant, attribuée, ici, à Petrus Christus.

Le sentiment, dans les deux œuvres, est pareil et la Vierge y est représentée avec une semblable piété. Mais l’enlumineur d’Ypres, qui est l’élève des miniaturistes et qui use d’un procédé analogue à l’aquarelle, balbutie un langage charmant et enfantin, sans vigueur aucune, sans observation précise, sans proportions ni modelé. Le peintre de la Vierge et l’Enfant s’exprime avec une sûreté qui lui permet de traduire les formes humaines, les étoffes, les paysages. Il y a moins de poésie dans son œuvre, mais on y découvre une richesse inouïe de notations, une curiosité avide d’embrasser toute la réalité. Cette réalité, l’enlumineur d’Ypres l’ignorait-il ? Le soin avec lequel il a décrit le costume et l’armure de Josse Bride, mari d’Yolande Belle, interdit de le penser, mais l’instrument lui manquait pour traduire sa sensibilité, pour l’enrichir aussi, et c’est ainsi qu’une découverte technique a pu métamorphoser un art.

Je m’excuse de cette dissertation qui paraîtra moins aride en présence des œuvres mêmes. Qu’on veuille bien n’en retenir que la conclusion : sur l’importance essentielle, en art, des questions de métier. Le beau métier triomphe, partout, dans ces deux salles. La visite, qui en est précieuse pour ceux que touchent les souvenirs anciens, l’histoire et l’archéologie, fera plaisir, aussi, aux artisans qui aiment leur travail et leur suggérera d’utiles réflexions.

Voici deux coffres gothiques. Ils attireront l’attention des érudits, qui savent combien sont rares les spécimens du mobilier antérieur à la Renaissance. Sur l’un d’eux, qui vient de l’église Saint-Martin d’Ypres, on étudiera la façon dont a été sculpté, entre les portraits de deux donateurs, le combat, si souvent célébré, de saint Georges contre le dragon. Composition à la fois savante et gauche, vérité des costumes, faiblesse ou absence de l’expression dramatique. Le second coffre, moins séduisant peut-être, plus simple de forme, avec des petits médaillons sculptés qui sont, déjà, d’un autre esprit, retiendra plus ceux qui sont sensibles à la ferronnerie ou qui la pratiquent. Les peintures élégantes, les plaques de loquet, les clefs qui garnissent ce coffre, ont cette acuité incisive qui caractérise les ouvrages de fer et leur donne une beauté nerveuse qu’ambitionnerait, en vain, toute autre matière.

Je n’insisterai pas sur les meubles que la Renaissance a ordonnés selon des conceptions architecturales, parce que les exemples en sont plus fréquents et je me contenterai de faire remarquer combien leur splendeur grave s’accorde avec les harmonies intenses et un peu sourdes des tentures en cuir de Cordoue qui les ont accompagnées jusqu’au Petit Palais.

Approchons-nous de cette vitrine où ont été groupés burettes, plats, encensoirs, ostensoirs, témoignages de la piété, des conceptions religieuses, des idées artistiques et aussi de la science technique de plusieurs siècles. Parmi tant d’objets, capables de prêter à tant de réflexions, de tout ordre, bornons-nous à en examiner deux, parmi ceux qui s’imposent le moins au regard. Ce sont deux plats d’argent : l’un d’eux, qui est rond, vient de l’église de Loo ; l’autre, qui est ovale, vient de Nieuport. Le plat rond est du XVIIe siècle ; son marli est couvert d’une frise vigoureuse de feuillages dont les volutes se détachent avec un relief énergique, presque brutal, aux arêtes presque vives. À ce mâle ouvrage, le plat ovale qui date du XVIIIe siècle, oppose un modelé évanescent et comme efféminé. Des petites scènes en bas-reliefs à peine indiquées s’y encadrent dans des rinceaux d’un dessin souple et incertain. Tout y est dit par allusion, pour ainsi dire, ou par évocation.

Je ne choisis pas entre ces deux ouvrages, ni entre les esthétiques qu’ils représentent. Ce sont des travaux du passé dont aucun ne doit être directement imité. Mais, à les voir si différents d’intention et de réalisation, remarquables tous deux, chacun en son genre, on regrette que le sens, que l’amour du beau métier soient devenus, aujourd’hui, plus rares.

Ouvriers, artistes, amateurs, allez méditer au Petit Palais.

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J’arrive au terme de ce feuilleton et je m’aperçois que, sans vous dire tout ce que j’aurais voulu sur l’Exposition belge, je ne vous ai rien dit des tapisseries de Reims, des Gobelins, des costumes historiques, des broderies et des dentelles près desquels j’avais l’intention de vous guider. Nous ajournerons, si vous le permettez, à quelque lundi prochain, la suite de notre visite. Dès à présent, je me sens la conscience plus tranquille sinon complètement libérée.

En post-scriptum : « Excellente conférence de M. Vorin, vendredi dernier, sur Le Sens de l’Art. La prochaine sera faite, sous la présidence de notre ami Locquin, par Daudé-Bancel qui parlera, vendredi 10, des Cités-Jardins, sujet sur lequel on connaît sa compétence particulière. Même heure et même local 28, boulevard de Strasbourg, à 5 heures. Entrée libre et gratuite ».