code_galerie
Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
L’église, la mairie, l’école dominent le village ou le bourg et leur impriment une physionomie. Dans les villes, leur rôle est amoindri. Ce n’est pas seulement par la présence d’autres édifices publics : postes, musées, caisses d’épargne. L’évolution de nos mœurs a, peu à peu, attribué une importance grandissante à des établissements privés, autrefois inconnus ou qui, jadis, étaient à l’aise dans une boutique ou dans un appartement. Magasins de nouveauté, épiceries centrales, bazars, établissements de crédit occupent aujourd’hui des immeubles et ces immeubles auxquels il faut joindre les hôtels de voyageurs, les grands cafés, les cinémas et autres lieux de plaisir, tendent, par besoin réel ou par désir d’attirer l’attention publique, à amplifier, sans cesse, leurs dimensions au point d’éclipser, souvent, les constructions officielles.
Ce fait, je n’ai pas à le juger, ici, du point de vue social. Il ne m’appartient, ni de démontrer les avantages de la concentration capitaliste, ni de la condamner. Dans cette étude uniquement esthétique, je me borne à la constater. Elle existe, et j’examine ses manifestations extérieures, me demandant uniquement si les banques, les magasins universels, dont je n’ai pas à apprécier le rôle, peuvent contribuer à embellir la cité. À ce point de vue, il n’y a pas, pour moi, le moindre doute. Tous ces établissements, de quelqu’ordre qu’ils soient, proposent aux architectes des programmes dont le caractère nouveau est de nature à exciter leur talent et dont quelques-uns sont réellement magnifiques. Vienne le jour où nous demanderons aux artistes dans la cité libérée, de construire, pour la collectivité, des établissements créés pour le bien de tous ! En ce moment, à bâtir des bazars ou des casinos, ils assouplissent leur imagination et se dégagent des contraintes académiques.
*Avez-vous réfléchi à toutes les difficultés et, aussi, aux incomparables ressources qu’offre la création d’un grand magasin ? Il s’agit de rassembler, dans un même immeuble, les marchandises les plus variées. Aucune d’elles ne doit être sacrifiée. Il faut, pour chacune, qu’elle soit vue dans son meilleur jour, que les échantillons proposés à la convoitise publique, se groupent pour exercer la plus forte séduction. Chaque comptoir doit disposer immédiatement de toutes ses richesses, tenir prêts les objets que l’on ne peut exposer et se ravitailler facilement.
Entre tous ces comptoirs, il convient, d’ailleurs, qu’il règne un ordre général et de multiples harmonies. On doit tenir compte de l’aspect des objets et aussi les rapprocher selon l’utilité. Le magasin doit être une fête pour les yeux et la disposition doit s’en ordonner selon une logique. Ajoutez à cela les caisses, les bureaux d’empaquetage, d’expédition et, encore, tous les services qui échappent aux regards du public : réception des marchandises, réserves, ateliers, bureaux de comptabilité, salles destinées au personnel, que sais-je ? Vous avez peine à embrasser la complexité des problèmes que l’architecte se voit proposer. La moindre difficulté n’est pas d’assurer à la foule que l’on veut attirer, que l’on désire nombreuse, la commodité des accès, la facilité de la circulation, la sécurité aussi.
Le travail est extrêmement ardu ; en revanche, les occasions surabondent de déployer, de l’originalité et de créer de la beauté. Grandes baies, par lesquelles pénétrera largement la lumière, escaliers monumentaux, immenses galeries, halls plus élevés qu’une voûte d’église, donnent à l’architecte l’occasion des réussites brillantes, tandis que les techniciens admireront l’usage qu’il a pu faire des matériaux, l’habileté avec laquelle il a su donner à une armature résistante, le minimum de volume, ou étudieront le système qu’il a adopté pour distribuer l’éclairage artificiel.
La complexité même de cet organisme, la multiplicité des solutions pratiques qu’il comporte, auront leur retentissement sur les façades, dont les éléments rationnels se prêteront aisément aux jeux et aux inventions, d’une imagination artistique.
Un grand magasin est donc digne d’occuper les réflexions des plus éminents architectes. Les capitalistes, d’autre part, qui le font construire, ont, intérêt à ce qu’il soit le mieux aménagé possible : sa beauté est pour eux un élément de succès. Les mêmes nécessités s’imposent pour les hôtels, banques, et pour tous les grands établissements qui s’adressent au public. On en pourrait donc conclure qu’ils seront toujours construits avec soin, manifesteront un effort sérieux, et contribueront, d’une façon valable, à la beauté de la cité. L’expérience prouve, malheureusement, que cet optimisme est injustifié. Il y a, effectivement, de remarquables édifices commerciaux ; il en est de hideux. Pourquoi ? C’est ce qu’il est très facile de démêler.
J’ai dit, naguère, que je me fiais, pour les usines, à l’intérêt évident qu’auraient les industriels à les adapter, de la façon la plus parfaite, à leur fonction. L’industriel, en effet, ne se préoccupera que du fonctionnement de son usine et se souciera fort peu de l’opinion que pourront concevoir de l’aspect des murs et des cheminées, les passants qui l’apercevront au hasard d’une promenade. Au contraire, le propriétaire d’un magasin de nouveauté, d’un cinéma ou d’une banque a besoin d’agir sur le public. Au lieu de songer uniquement à créer un établissement logique, d’un usage parfait, il veut impressionner la foule. Cette pensée n’aurait pas d’inconvénient, si elle le conduisait seulement à demander à l’architecte de viser à la grandeur et à l’éclat. La puissance, voire l’emphase, ont leur caractère, comme la modestie. Que l’on impose à un artiste d’employer plus de marbres précieux qu’il n’en aurait personnellement envie, le mal n’est pas grand, s’il lui est permis de les agencer selon ses conceptions propres.
Mais le capitaliste ne se confie pas à l’artiste. Il se dit que la beauté serait coûteuse, inutile, qu’elle ne serait peut-être pas comprise. Il méprise le public sur lequel il veut édifier sa richesse, et, pour le réduire, il se sert des attractions les plus grossières. De là ces amoncellements de pierres, ces colonnades absurdes, ces sculptures sans valeur prodiguées sans discernement. Ne voyez, d’ailleurs, dans ce mépris, aucune manifestation antidémocratique. Ce n’est pas le public populaire seul que l’on pipe avec des oripeaux : les cinémas qui s’adressent aux bourses modestes ont sans doute trop souvent l’air destinés à attirer des Cafres ou des Fuégiens, mais il n’est rien de plus déplorable que les palaces offerts aux loisirs dispendieux des millionnaires cosmopolites. Le pis est que le succès semble justifier les spéculateurs. Ils tablent sur le mauvais goût public et, par leurs agissements mêmes, ils contribuent encore à l’abaisser.
*
Le remède ? J’avoue que je ne l’aperçois pas très bien ou, du moins, que je ne le vois pas immédiat. On pourrait proposer qu’aucun édifice important ne fût construit sans une autorisation préalable. Mais qui donnera l’autorisation ? Dans l’état des choses actuelles, il y a fort à parier que les projets les plus détestables recevront toujours l’estampille, à la faveur des colonnes corinthiennes et des frontons pseudo-classiques qui ne manqueront pas de s’y trouver. Au contraire, les œuvres d’originalité hardie seront certainement prohibées. S’il s’agit d’un village dans la montagne ou au bord de la mer, comment former le jury qui empêchera la station thermale des Vosges ou la plage de la mer du Nord d’être déshonorées par d’innommables casinos ?
La seule puissance efficace sera celle de l’opinion. Tel industriel qui, naguère, se fit construire un somptueux hôtel l’aurait probablement fait ériger autrement s’il avait pu prévoir les railleries dont il s’est vu, depuis lors, accablé. Son exemple ne sera pas, sans doute, sans utilité pour d’autres.
Que l’éducation du public soit faite progressivement par ceux qui peuvent agir sur lui, que les architectes novateurs soient soutenus, que leurs essais rencontrent une curiosité sympathique, qu’au contraire la vanité prétentieuse, les dehors creux n’inspirent que moqueries et dédains et les capitalistes changeront de méthode. Ils ne manquent pas, nécessairement, de goût personnel et, en tout cas, ils connaissent bien leur intérêt : ils deviendront des mécènes quand ils s’apercevront que le bon goût est un excellent moyen de réclame.
Quand se produira cet heureux changement ? Il sera, certainement, hâté s’il se forme un grand nombre de ces sociétés locales que j’ai, plusieurs fois, préconisées, sociétés qui réuniraient les hommes de bonne volonté, artistes, amateurs, hommes de tous métiers, décidés à intervenir, à peser sur les autorités, sur l’opinion, toutes les fois que la beauté et l’agrément de la cité qu’ils habitent, seraient en jeu.
Le prolétariat doit, aussi, prêcher d’exemple. Il faut que les coopératives, que les maisons du peuple soient des modèles. Sans doute, ici, les ressources sont modestes, mais j’ai déjà dit mon sentiment à ce sujet et j’ai fait remarquer que c’était, parfois, un bienfait que d’être obligé de renoncer à tout luxe. Je suis persuadé, d’autre part, qu’au sortir de cette tourmente où le sentiment de solidarité sociale se sera accru chez eux, les artistes s’offriront avec empressement, pour concourir aux œuvres prolétariennes.
Pensez-vous qu’il serait tout à fait indifférent que le monument le plus intéressant d’une ville fût le magasin coopératif ou la maison des syndicats ?
En post-scriptum : « Spirituelle et brillante conférence de Daudé-Bancel, vendredi dernier. Vendredi prochain, à 17 heures, 28, boulevard de Strasbourg, conférence de Dervaux sur les Travaux publics et la reconstruction des villes. Entrée publique et gratuite ».
« Un mouvement tout à fait intéressant et très général se fait, en ce moment, pour affranchir le jouet français des influences étrangères. Des artistes, des industriels y collaborent. Lundi, mardi et mercredi, il y aura une exposition-vente de jouets français au profit d’une œuvre de guerre chez Mme Margaine-Lacroix, 19, boulevard Haussmann ».