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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Promenade au Petit Palais (II), L’Humanité, « L’Actualité artistique », 20 décembre 1915, p. 3.

Le Petit Palais a recueilli de célèbres et admirables tapisseries que l’on a arrachées aux dangers qu’elles couraient à la cathédrale de Reims. Il a aussi reçu, en dépôt, une magnifique série de Gobelins du XVIIe siècle. Nous sommes donc invités, non pas sans doute à évoquer l’histoire de la tapisserie, mais à méditer sur l’objet véritable de la tapisserie, en examinant quelques tentures d’un intérêt et d’une beauté exceptionnels.

Voici deux grandes pièces où s’évoque l’histoire du roi Clovis. Tissées dans la première partie du XVe siècle, à Arras, qui était alors le centre le plus renommé de cet art, elles ont eu une destinée illustre et dramatique. Elles faisaient partie d’une série d’au moins six tentures qui appartinrent à Charles-le-Téméraire et furent déployées lors des fêtes de son mariage, en 1460. Charles-Quint, qui en avait hérité, les abandonna avec ses bagages quand il fut obligé de lever précipitamment, en 1553, le siège de Metz. Elles tombèrent entre les mains de son vainqueur, le duc François de Guise, et c’est un Guise, le cardinal de Lorraine, qui les offrit à la cathédrale de Reims. Elles viennent, nous l’avons dit, d’échapper à l’incendie.

Elles ne se recommandent pas simplement par leur histoire. À travers les siècles, elles ont gardé leur intérêt artistique et leur fraîcheur. L’artiste qui en composa les cartons, comme tous ceux de son temps, se souciait fort peu de vérité et de recul historique. Il a tout uniment représenté Clovis et Clotilde comme s’ils eussent été ses contemporains. Pour mieux marquer la perpétuité de la monarchie française, il a donné à Clovis les traits de Charles VII et l’on est tout d’abord un peu dérouté lorsque l’on voit Clovis, en grand costume du XVe siècle, couronné dans un édifice gothique, et lorsque l’on examine ces chevaliers bardés de fer qui s’emparent de Soissons, triomphent des Burgondes ou suivent une biche miraculeuse qui leur révèle un gué. Mais quoi ? Il a fallu attendre Chateaubriand et Augustin Thierry  pour qu’on cessât de confondre Clovis avec ses lointains héritiers, et la naïveté du tapissier d’Arras n’enlève rien à sa verve. Bien au contraire, car s’il ignore les Mérovingiens, il se complaît à décrire les costumes, les armures et les usages de son propre temps. Son œuvre devient un ensemble de documents précieux pour les historiens du XVe siècle et, pour le spectateur qui ne s’inquiète pas d’archéologie, elle demeure pleine, vivante et passionnée.

Admirez la splendeur singulière de l’armure de Clovis. Voyez avec quelle ardeur ses guerriers attaquent Soissons et, si vous voulez savoir pourquoi la place a succombé, regardez comment se comportent quelques-uns de ses défenseurs. Remarquez surtout comment l’artiste s’est ingénié à couvrir ces deux tentures, de dimensions considérables, de personnages, de monuments, d’accessoires, de telle façon qu’aucune partie ne restât nue. Il y a une accumulation de groupes, de détails, qui n’est pas du tout de la confusion, car les scènes n’en restent pas moins parfaitement claires. Ce n’est donc pas par maladresse que l’artiste a procédé. Son œuvre est composée avec soin : non pas, sans doute, comme un tableau. Mais précisément, il ne voulait pas faire un tableau. Il s’agissait pour lui de revêtir une muraille d’une parure somptueuse sur laquelle, il est bien vrai, se porterait parfois l’attention, mais qui, lorsque l’attention en serait distraite, c’est-à-dire le plus ordinairement, animerait une salle par un jeu bien indiqué de taches chaudement colorées. Et il est certain que les rouges, les bleus et les ors ont été répartis par lui avec une science décorative remarquable et qu’il n’y a, dans ces tentures, ni dissonance ni trou.

Toutes ces intentions, d’ailleurs, ont été réalisées par des hommes de métier qui employaient des matières de choix. Le beau travail, les produits sincères trouvent, dans la durée, leurs récompenses. Ces tentures, malgré les siècles et les hommes, conservent une vigueur, une jeunesse presque inaltérable.

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C’est avec une pareille probité que furent exécutées, dans un atelier français, dans les premières années du XVIe siècle, les dix-sept pièces de la vie et de la mort de la Vierge que l’archevêque de Lénoncourt donna, en 1530, à la cathédrale de Reims. Les bleus, les rouges, devenus roses, y dominent de chaudes et douces harmonies. Mais l’artiste qui en a composé et peint les cartons avait, déjà, d’autres conceptions du dessin que son prédécesseur et, aussi, d’autres idées sur la composition. Vous ne trouverez plus ici des personnages rapprochés dans un apparent désordre, avec l’unique volonté de bien tapisser. Chaque tenture s’ordonne selon un esprit, à la fois architectural et décoratif. À l’effort d’homogénéité succède le sens de l’équilibre. Mais l’artiste n’a pas perdu de vue la destination de son œuvre et, pas plus que son devancier, il ne s’ingénie à créer un tableau.

Chaque tenture, par une disposition analogue à celle qu’offraient certains livres édifiants de l’époque, présente en son centre, dans un cadre architectural, un épisode de la vie de la Vierge. Dans les angles supérieurs, deux scènes, plus restreintes de dimensions et empruntées à l’Ancien Testament, accompagnent et soulignent la scène centrale que des prophètes, placés aux angles inférieurs, avaient annoncée dans leurs prédictions. Des inscriptions où se lisent des versets des Écritures expliquent la signification de chacun de ces épisodes. La disposition générale est la même dans toute la série, mais l’application se renouvelle d’une page à l’autre et, nulle part, ne se sentent la fatigue ni la monotonie.

Je voudrais pouvoir vous conduire, successivement, devant chacune des quatorze pièces qui sont, ici, exposées. Obligé de renoncer à cette analyse, je vous invite du moins à admirer l’abondance, la liberté de l’imagination de l’artiste et aussi sa familiarité. Sans doute, il sait traduire avec noblesse les textes religieux et leur garder grandeur et gravité, mais, autour d’eux, il multiplie les observations empruntées à la nature, à la vie familière. Près de sainte Anne et de Joachim, une blanchisseuse bat son linge, un soldat remplit sa gourde, des poules picorent. Lors de la Nativité de la Vierge, pendant que les anges accourent au-dessus du toit pour célébrer des chants d’allégresse, un chat sorti d’une lucarne guette un oiseau. Ainsi, l’attention est sans cesse sollicitée, sans que l’unité de la série en souffre et sans qu’il s’introduise, dans cette liberté disciplinée, un heurt qui en rompe l’harmonie.

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Je néglige deux tentures tissées à Reims par un Flamand, au XVIIe siècle, et qui sont, tout au moins, médiocres, et passe aux tapisseries de l’Histoire d’Alexandre, dont Le Brun fournit les cartons et qui furent tissées, dans la deuxième partie du XVIIe siècle, aux Gobelins. À cette époque, on commence à perdre de vue l’objet particulier et la destination d’une tapisserie ou, du moins, les idées classiques qui règnent sur l’unité, la sobriété, la pondération, rapprochent beaucoup la composition d’une tapisserie de celle d’un tableau. Pourtant, le sens décoratif préside encore à ces travaux. Ce sont bien des tableaux que Le Brun a peints pour servir de modèles aux ouvriers des Gobelins, et des tableaux qui, encadrés et accrochés à une muraille, comme ils le sont au Louvre, retiennent notre admiration. Mais son imagination ample, emphatique, s’est développée avec complaisance et la richesse qu’il a apportée dans ces œuvres montre bien qu’il songeait au rôle décoratif qu’elles devaient jouer.

À tout prendre, ses cartons ont été traduits, librement, par des ouvriers qui connaissaient les ressources et les fins de leur art. Ils ne se sont pas crus obligés de copier scrupuleusement les indications de l’artiste et les ont intelligemment interprétées. Nous en avons la preuve ici même. L’Histoire d’Alexandre a été plusieurs fois tissée, non seulement aux Gobelins, mais dans des ateliers provinciaux ou même à Bruxelles. Or, nous avons, au Petit Palais, deux répliques de la Tente de Darius et de la Bataille d’Arbelles. Il est dommage qu’on ne les ait pas exposées côte à côté, mais elles ne sont pas assez éloignées pour que la comparaison en soit impossible. Examinez-les attentivement : vous verrez qu’elles diffèrent non seulement par les dimensions, mais par les coloris, par l’esprit du modelé, par le type même de quelques personnages secondaires. Distinctes l’une de l’autre, elles accuseraient toutes deux des différences avec le carton si l’on pouvait les confronter avec lui. Le tapissier, avec ses ressources propres, sa palette, travaillant d’ailleurs sur une matière distincte, pour un objet déterminé, a donc apporté au peintre une véritable et nécessaire collaboration.

Toutes ces traditions, on le sait, ont été abandonnées au XIXe siècle. Les Gobelins ont mis leur orgueil à copier, en trompe-l’œil, des peintures et, dans la salle des sculptures du Luxembourg, on peut voir exposés des triomphes de cette aberration : des tapisseries qui, placées à côté de leurs modèles, ne s’en distinguent qu’après un examen attentif. Depuis quelques années, une réaction s’est dessinée contre cet abus. La volonté générale qui se manifeste, à l’heure présente, de restituer aux métiers leur dignité et leur signification, soutiendra les efforts faits pour régénérer une technique dont les artistes du XVe siècle avaient si parfaitement compris les ressources et les beautés.

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J’aurais voulu vous conduire devant les vitrines où sont exposées des broderies et des dentelles. La place me manque pour le faire. Vous admirerez, sans moi, la délicatesse souple des points de Venise, la noblesse mesurée des points de France. Vous étudierez les interprétations infinies auxquelles se prête la fleur traduite dans les arts du tissu. Vous n’oublierez pas de regarder les costumes du XVIIIe siècle. Et ce sera, pour vous, une occasion de méditer sur une question souvent posée, depuis quelque temps, qui est de savoir s’il est raisonnable de copier, dans nos intérieurs, les meubles où se complaisent les gens qui s’habillaient ainsi. Vous savez combien le problème est grave ; nous l’avons plusieurs fois abordé ensemble et nous y reviendrons certainement.

En post-scriptum : « J’ai reçu, trop tard pour leur consacrer l’examen attentif qu’ils méritent, deux ouvrages dont je me propose de parler à loisir, mais que je tiens à signaler dès aujourd’hui : l’un La Cathédrale de Reims, par M. Moreau-Nélaton, magnifique hommage au passé ; l’autre, Comment reconstruire nos cités détruites, par MM. Agache, Auburtin et Redont, contribution importante à la tâche de demain. […] ».