code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Le livre des urbanistes, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 3 janvier 1916, p. 3.

Depuis un an, je me suis efforcé, dans ces chroniques, d’appeler l’attention des lecteurs de l’Humanité sur les problèmes multiples que suscitera la reconstruction des villes et des villages ravagés par la guerre. J’ai montré à quel point la beauté et aussi la prospérité de la France étaient engagées dans cette œuvre. Je n’ai pas dissimulé, au reste, les difficultés et les obstacles de tout ordre qu’il serait nécessaire de vaincre. J’ai demandé aux municipalités, aux syndicats, à tous les citoyens, de se préparer à une tâche à laquelle chacun est intéressé, dans laquelle tout le monde aura sa part de responsabilité.

J’ai essayé, du mieux que je pouvais, de tracer un idéal, mais souvent, j’ai regretté de n’apporter, en ces études, ni la compétence ni l’autorité d’un homme de métier, et c’est pourquoi je salue, avec joie, l’apparition du livre que MM. Agache, Auburtin et Redont viennent de publier au nom de la Société des Architectes urbanistes, livre excellent, qui paraît à son heure, et où les hommes de bonne volonté trouveront, désormais une doctrine assurée et des règles d’action précises.

La Société des Urbanistes n’est pas née de la guerre. Depuis plusieurs années, de jeunes architectes, frappés de l’importance grandissante des problèmes urbains, s’étaient spécialisés dans leur étude. Ils reprenaient, en somme, une vieille tradition française : ils continuaient l’œuvre des architectes auxquels Henri IV ou la Convention demandaient de diriger les agrandissements de Paris ; mais cette tradition s’était laissé oublier et, tandis qu’en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis, s’opéraient, dans les villes, de grands travaux d’ensemble, la France, insoucieuse, livrait sans résistance ni contrôle ses beautés séculaires aux caprices des spéculateurs. Les urbanistes réagirent contre cette torpeur. Ils trouvèrent appui dans le Musée Social qui organisait des enquêtes techniques et réunissait des documents empruntés au monde entier. La démolition imminente des fortifications de Paris leur offrit une première occasion d’éveiller l’opinion. Ils firent une campagne heureuse contre les financiers qui rêvaient d’exploiter la zone libérée, sans souci de la beauté ni de l’hygiène, publique. Ils ne se contentaient, d’ailleurs, pas de recherches théoriques. Ils exécutèrent des plans d’agrandissement pour certaines villes françaises comme Dunkerque, participèrent aux concours internationaux ouverts pour l’aménagement de grandes cités étrangères et leurs projets furent primés. Quand ils se constituèrent en société, en 1913, ils groupèrent donc des hommes de méditation et d’action, rompus aux questions pratiques. La guerre vient de leur fournir un champ d’opération qu’ils n’avaient pas prévu. Mais leur expérience y trouve naturellement son emploi. Avant de soupçonner le cataclysme, ils étaient prêts à en réparer les ruines et, sur ce point au moins, nous n’aurons pas été surpris.

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Comment reconstruire nos cités détruites ? Pour répondre à cette question, les urbanistes ont adopté un plan très simple. Après avoir, dans une introduction, exposé les raisons qui rendent nécessaire l’établissement de plans pour l’aménagement et l’extension des agglomérations urbaines et rurales, ils envisagent, dans une première partie, le cas général des groupes humains qui n’ont eu à subir aucune catastrophe particulière et qui, au cours d’une existence normale, s’inquiètent de leur avenir. C’est le problème tel qu’il se posait avant la guerre et tel qu’il continue à se poser, fort heureusement, pour la grande majorité des cités françaises. Il s’agit d’opérer sur des organismes vivants auxquels on ne peut porter la main qu’avec d’infinis ménagements, si bien qu’en améliorant, du mieux qu’on peut, les conditions présentes, l’effort est surtout porté sur les banlieues et sur les faubourgs.

Il n’en est plus de même pour les agglomérations dévastées par la guerre, auxquelles est consacrée la deuxième partie. L’excès même du mal rend les solutions radicales possibles. Déplacements de monuments, transformation de quartiers, bouleversement du réseau des voies, au besoin, déplacement total de la cité deviennent des opérations dont la hardiesse ne peut nous effrayer.

Une troisième partie, enfin, est consacrée à l’étude des modes de réalisation effective, acquisitions foncières, reventes  et participation, et le livre se complète par un recueil de documents législatifs empruntés à la législation existante et aux propositions de lois soumises, en ce moment, au Parlement.

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Je n’examinerai pas, dans le détail, les idées exposées par les urbanistes. En lisant leur livre je n’étais pas sans appréhension : je craignais de m’être mis en contradiction avec eux et d’avoir préconisé des solutions dont ils viendraient me  démontrer la fausseté. J’ai eu le plaisir de constater que cette crainte n’était pas fondée. Sur tous les points essentiels, je me trouve d’accord avec leur livre. Leur esprit est, d’ailleurs, très éloigné, des affirmations absolues d’un dogmatisme tranchant et, si leur doctrine est ferme, ils ont trop la pratique et le sens des réalités, pour manquer de souplesse. En particulier, ils ont constamment le souci de réserver aux usages locaux, aux habitudes régionales, le libre jeu sans lequel la France de demain serait menacée de revêtir une désespérante monotonie.

D’accord avec eux sur les questions de beauté et d’hygiène, je me réjouis de les voir partager les préoccupations sociales qui sont les nôtres. Ils envisagent l’amélioration et la transformation des logements ouvriers. Ils désirent, comme Vandervelde, que les villes se décongestionnent et que les ouvriers aillent chercher la santé et l’espace dans les banlieues organisées. Avec Daudé-Bancel, ils préconisent les cités-jardins. Ils réclament, aussi, en particulier pour les bourgs et pour les villages, la création de ces maisons pour tous ou maisons de vie sociale, objets, à l’heure présente, d’une préoccupation qui ne peut que grandir.

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Parmi les objections que l’esprit de routine et la paresse peuvent opposer à leur initiative, il en est une fort spécieuse, à laquelle les urbanistes ont essayé, par avance, de répondre. Pourquoi, dira-t-on, nous embarrasser d’établir des plans? Les villes anciennes que nous admirons, en France, en Italie, en Espagne, ne s’en sont assurément jamais souciées : elles ont grandi au hasard et leur charme vient, en très grande partie, de ces hasards mêmes. Sans doute, répondent les urbanistes ; mais vous oubliez que nos idées se sont modifiées et que la vie est devenue infiniment plus complexe. Jadis « la population, généralement peu dense par rapport à la surface de l’agglomération, se logeait facilement dans des maisons à un ou deux étages. Si active qu’elle ait été, cette population n’était pas gênée par les détours auxquels l’obligeait l’irrégularité du tracé des rues, où la circulation s’accommodait assez bien des encombrements passagers. Les villes, peu étendues, étaient bien vite traversées et la proximité de la campagne voisine compensait facilement l’absence de jardins publics ; les places, du reste, servaient à la fois aux marchés, aux réunions, à la promenade ».

Aujourd’hui, toutes les conditions ont changé. Circulation intense, densité croissante de la population, spéculation sur des terrains, exigences nouvelles d’hygiène réclament, impérieusement, dans l’intérêt de tous, une vigilante réglementation. Cette réglementation se heurte, les urbanistes le constatent, à l’instinct individualiste, instinct plus fort, peut-être, dans notre pays que partout ailleurs. Dès que l’on parle d’édicter une servitude, chacun proteste au nom de l’indépendance sacro-sainte, de la propriété privée.

Mais, font remarquer très ingénieusement les urbanistes, on exagère singulièrement, quand il s’agit d’immeubles, le caractère privé de la propriété. Elle est privée, en ce sens que les avantages n’en appartiennent qu’à un seul. Les inconvénients, au contraire, rejaillissent sur la communauté. Une maison surélevée, qui interdit la libre circulation de l’air et de la lumière, usurpe sur le patrimoine commun de tous les hommes. Une maison laide qui défigure un paysage ou qui, simplement, dépare un ensemble de maisons et de rues, dont la disposition était harmonieuse, détruit un trésor public. On a interdit aux gens de faire, chez eux, de la musique bruyante, quand ils troublaient le repos de leur voisin et, sans leur contester le droit d’avoir des cors de chasse, des trombones à coulisse ou des grosses caisses, on ne leur accorde pas le droit de nous en assourdir. De même, sans disputer aux propriétaires leurs immeubles, on peut exiger d’eux qu’ils respectent nos poumons et nos regards.

Les urbanistes sont donc conduits, par la seule logique de leurs conceptions et sans y être poussés par des vues politiques ou sociales, à demander aux pouvoirs publics de s’engager, avec hardiesse, dans la voie des réglementations. Réglementation des surfaces à bâtir, réglementation de la hauteur des immeubles, réglementation, en certains cas, pour le choix des matériaux apparents et pour l’aspect des immeubles ; réglementations, d’ailleurs souples, variant, s’il est nécessaire, de quartier à quartier, d’une rue à la rue voisine, et par lesquelles le bien de tous sera constamment préservé.

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En faisant œuvre, saine et rationnelle, les urbanistes se défendent d’être les ennemis du pittoresque. Je regrette de ne pouvoir reprendre les pages où ils démontrent que le pittoresque ne réside ni dans le désordre, ni dans la saleté, mais qu’il naît et se développe d’harmonies que l’urbaniste sait respecter quand elles existent et qu’il contribue, ailleurs, à créer. De même, l’urbaniste n’est pas l’ennemi des monuments du passé, qu’il travaille, au contraire, à mettre en valeur et qui contribuent à la beauté des ensembles qu’il veut réaliser.

Au terme de ce feuilleton, je m’aperçois que j’ai négligé un point essentiel sur lequel je m’étais promis d’insister. Ce livre, écrit par des hommes pratiques, n’abonde pas seulement en vues générales intéressantes, il apporte, pour l’œuvre de demain, des programmes précis, des indications et  des directions qui seront également utiles au législateur et au conseiller municipal, à l’ingénieur départemental et à l’agent-voyer. Formations de commissions, enquêtes, établissement de plans, rapports avec l’administration départementale et centrale sont envisagés avec un sens net des réalités. J’aurais voulu analyser les solutions que les urbanistes préconisent et qui visent à concilier la rapidité nécessaire pour la reprise rapide de la vie normale, avec toutes les précautions et tous les soins que réclame un travail essentiel dont la répercussion sera très étendue et très durable. La place me manque pour cet examen, mais la question est de telle importance que j’essayerai, prochainement, d’y revenir.

En post-scriptum : « Les Débats ont publié, d’après le Giornale d’Italia, des projets extrêmement intéressants de l’architecte Piacentini qui, pour assurer le développement de la Rome contemporaine sans compromettre la beauté et le caractère de la Rome historique, propose de respecter dorénavant la ville actuelle telle que nous l’ont livrée les siècles, de l’entourer d’une zone protectrice de jardins et de construire, au-delà, les quartiers nécessaires aux exigences d’une capitale vivante ».

« Les conférences du Petit Messager, interrompues après une solide et brillante causerie de l’architecte Dervaux, reprennent vendredi prochain 7 janvier, 28, boulevard de Strasbourg, entrée libre et gratuite. M. Danilowicz parlera, à cinq heures, de l’Art paysan et des artistes présenteront au public des œuvres inédites ».