code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. Les boutiques, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 10 janvier 1916, p. 3.

Connaissez-vous une physionomie plus vivante, plus expressive, plus variée que celle d’une boutique ? Il en est d’orgueilleuses, de dédaigneuses, qui semblent mépriser le vulgaire et se réserver pour des visiteurs aristocratiques, il en est de lamentables qui ont l’air de demander l’aumône. Les unes sont tapageuses et les autres discrètes ; on en voit qui sont moroses, d’autres qui sont gaies, quelques-unes sont mystérieuses. Ces caractères tiennent, évidemment, en partie, à la nature des marchandises qu’elles renferment. Mais le même commerce revêt, d’un quartier à l’autre, quelquefois même dans une seule rue, les aspects les plus opposés. Observez quelques installations de papetiers, marchands de journaux et vous verrez combien d’effets différents on peut obtenir en étalant des quotidiens, des cartes postales, des fioles d’encre, des gommes et des crayons.

La rue et la boutique se rendent de mutuels services. La belle rue attire les clients vers la boutique et, à son tour, la jolie boutique conduit les promeneurs vers la rue. Parfois, une rue, sans caractère, doit tout son mérite aux boutiques qui la bordent. Il arrive aussi, hélas, qu’une certaine boutique déshonore une noble avenue.

Le marchand, sans aucun doute, a tout intérêt à rendre sa boutique sympathique, mais il se peut qu’il soit négligent et manque de goût. La cité tout entière souffre de ses erreurs et il est grand dommage que nous n’ayons pas d’action sur lui pour le diriger ou pour l’avertir. En résumé, édifier ou installer une boutique est un art, art délicat, fort peu répandu. Il ne serait pas mauvais d’y réfléchir un peu, en ce moment, puisque les bouleversements de la guerre vont amener la résurrection d’un nombre infini de boutiques détruites et entraîner des créations, réinstallations et transformations partout où la vie économique aura été modifiée, c’est-à-dire, si je ne me trompe, dans tout le pays.

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Entrons ensemble dans une boutique ; non pas, si vous le voulez, dans une maison exceptionnelle, dont l’installation pouvait exiger, de son patron, des frais personnels d’ingéniosité et d’imagination, mais dans une boutique qui réponde à un besoin essentiel et permanent, telles que nous en trouvons à chaque pas : épicerie, charcuterie, papeterie, mercerie ou boucherie. On pourrait imaginer que ces commerces, qui bénéficient d’une expérience séculaire, d’une énorme diffusion, sont parvenus à élaborer quelques types d’installation définitifs et que nous aurons à y admirer les résultats d’une adaptation devenue progressivement parfaite.

Voyons donc : tout d’abord, la porte est ordinairement trop étroite ; elle offrirait, si elle était libre, un accès insuffisant, mais on s’est bien gardé de lui laisser tout son jeu : des tables, des vitrines, ici des jambons pu des lapins, là des mannequins ou des jupons semblent dire : « Entrez, si vous pouvez, prenez garde à ne pas vous cogner, à ne pas vous salir ». Ce premier obstacle franchi, la caisse, bien souvent, s’interpose, et l’on se trouve enfin à l’intérieur. Quelle que soit la cité, quel que soit le quartier, la boutique est toujours trop petite, au village, dans un bourg comme dans un chef-lieu. Mais presque toujours, on dirait vraiment qu’on s’est acharné à la réduire encore et à la rendre incommode. Faites un petit effort d’imagination : essayez de vous représenter la boutique vide, vous constaterez qu’elle devrait permettre la circulation aisée d’une douzaine de personnes lorsque trois clients l’encombrent. Tables, buffets, vitrines vous disputent, à l’envi, la place. Sans doute, il est nécessaire que le marchand ait sous la main les denrées qu’il débite ; il faut aussi qu’il laisse sous les yeux du client l’objet avantageux qui le doit séduire ; mais presque nulle part on n’a cherché à faire le partage entre la marchandise utile pour le débit courant et les réserves que l’on pourrait placer ailleurs, à la cave, au grenier, dans une pièce auxiliaire ou dans une dépendance.

La mercerie et l’épicerie sont les deux exemples les plus frappants de ce désordre ; l’épicerie plus encore que la mercerie, parce que la clientèle s’y presse davantage et que les ménagères embarrassées de leurs filets et de leurs paniers auraient plus besoin d’y être à leur aise. Tel épicier, qui ne vend pas trois bouteilles d rhum par jour, en expose une centaine échafaudée dans un équilibre précaire sur d’étroites tablettes de verre, au milieu d’un couloir où l’on craint perpétuellement de les culbuter. Quant aux chocolats, fruits confits, biscuits, qui se couvrent de poussière en attendant acquéreur, je les passe sous silence et n’étudierai pas les problèmes d’hygiène dont l’examen, au reste, corroborerait mes conclusions.

Mais, dira-t-on, si vous désencombrez la boutique, elle paraîtra indigente et mal assortie. Mal assortie ? Dix boîtes de sardines ne disent-elles pas aussi bien que deux cents que vous en possédez de différents prix et de différentes marques ? Pour éblouir la clientèle, un usage judicieux des rayons qui garnissent toutes vos murailles serait sans doute suffisant. Pourquoi, d’ailleurs, n’organiseriez-vous pas, en un emplacement déterminé, des expositions temporaires de produits constamment renouvelés, qui feraient défiler successivement sous les yeux du public émerveillé toutes vos richesses dont vous l’accablez, d’ordinaire, sans profit ?

Ce que je dis des épiceries pourrait s’appliquer aux magasins de faïence et en porcelaine, où les moins maladroits ne se sentent pas en sûreté ; aux merceries dont les rubans, s’ils ne risquent pas d’être brisés, se défraîchissent à coup sûr ; aux papeteries, à presque tout le commerce de détail, des boulangeries, peut-être, exceptées. Dans les boucheries, à l’encombrement, se joint l’insécurité : comment n’est-on pas arrivé à séparer le boucher qui dépèce la viande des ménagères qui attendent d’être servies ? C’est vrai miracle que le couperet, brandi dans cette presse, ne produise pas de plus fréquents accidents.

Je n’insiste pas. Il me suffit d’avoir noté combien il y aurait de réformes à faire dans ces boutiques avec lesquelles nous sommes si familiarisés. Nous ne réfléchissons pas, d’ordinaire, sur leur désordre, car il nous semble inévitable, et, à vrai dire, nous l’acceptions ni plus ni moins que tant d’abus dont un peu d’énergie nous aurait pu débarrasser. Une boutique ordonnée, organisée, serait plus agréable, à la fois, pour le vendeur et pour le client. Elle serait un instrument économique d’un rendement meilleur. Elle présenterait, en même temps, au regard, cet ordre, cette adaptation qui sont les éléments essentiels de la beauté.

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La boutique ouvre sur la rue, de larges baies vitrées qui ont une mission double. Elles doivent distribuer la lumière à l’intérieur et offrir aux passants d’alléchants étalages. On a trouvé moyen de mettre en conflit ces deux devoirs qui n’ont rien d’incompatibles et, ce qui est pis en cette matière, non seulement le commerce n’a pas fait de progrès, mais il est en sensible recul. Jadis, les vitrines étaient sobres. Elles présentaient, le plus souvent sur une tablette unique, quelques objets typiques et sélectionnés. Si une étagère paraissait utile, elle n’était point encombrée. La disposition des échantillons était étudiée avec soin : faire un étalage était un art dont on pouvait être fier. Avec de telles habitudes, l’étalage ne demandait qu’une faible profondeur, il n’empiétait pas sur les dimensions de la boutique. Surtout, il ne lui disputait pas la lumière.

Peu à peu se sont introduites des mœurs nouvelles. Il a paru nécessaire de déverser toute la marchandise dans la devanture ou même sur le trottoir. Quelques paires de bottines désignaient, jadis, un bottier. Désormais, les chaussures s’entassent, s’étagent, elles forment une barricade, barricade profonde, qui usurpe sur la boutique, barricade élevée, qui tend à rejoindre le plafond et derrière laquelle la boutique est enténébrée. Le chemisier se dissimule derrière un rempart de chemises, de bretelles, de gilets. Le papetier disparaît derrière ses brochures ; le quincailler demande aux chaudrons, aux boîtes de poudres et de pâtes de le protéger. Ces habitudes détestables nous sont-elles venues d’Angleterre ou d’autres pays du Nord où le commerçant, obligé de recourir presque constamment à la lumière artificielle, a un moindre souci de capter la lumière du jour ? Ce qui est assuré, c’est qu’elles ont rendu la boutique moins agréable et moins saine et qu’elles ont développé dans les étalages une véritable barbarie.

S’adresser à la clientèle en lui proposant une accumulation sans choix, c’est un peu mépriser le public et lui attribuer une mentalité de sauvage. Pour notre vieux renom de politesse et de goût, revenons dans les boutiques de demain, au système ancien de sobriété, de discrétion, qui, fort heureusement, n’a pas été, partout, abandonné.

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Reste l’architecture extérieure de la boutique. Sur ce point, il y a eu changements multiples sinon évolution, modification, sinon progrès. La vitrine a d’abord été l’objet de toutes les préoccupations. À mesure que l’industrie du verre devenait plus hardie et coulait des glaces de dimensions plus considérables, on a agrandi la vitrine et ça a été un luxe de remplir des baies immenses par une glace unique. La boutique y a gagné en clarté, ce qui est bien. Mais l’on a été entraîné au gigantesque qui est toujours dangereux et les devantures ont pris une désespérante monotonie. Nous sommes arrivés aujourd’hui à un stade où ce luxe s’est tellement généralisé qu’il ne peut étonner personne. Un magasin ne peut plus se targuer d’avoir des glaces immenses. En revanche, il sait que ces glaces peuvent être brisées, ce qui est un risque coûteux que l’on évite par de coûteuses assurances ; il sait aussi qu’elles interdisent des dispositifs originaux.

Aussi voyons-nous poindre une réaction. Certaines boutiques nouvelles, dans les quartiers les plus élégants de Paris, présentent, maintenant, des assemblages de glaces serties dans des armatures légères. Cette mode, dont l’origine me paraît anglaise, autorise des dispositifs variés : elle permet de ménager des parties avancées ou en retrait ; elle utilise les glaces planes, mais aussi les verres incurvés et de courbes différentes. Elle met en valeur des surfaces médiocres, incline à la sobriété, se prête à l’ingéniosité de l’architecte et je la signale comme un progrès.

Reste un problème qui me paraît loin d’être résolu. L’encadrement de la boutique a, selon les caprices de la mode, été peint en marron ou en gris ; on l’a couvert de moulures dorées ; dans les années qui ont précédé la guerre, le grand genre était de substituer un placage de marbre aux boiseries traditionnelles. On a fait, parfois, des boutiques somptueuses ou remarquables. Très rarement, on s’est préoccupé de mettre la boutique en harmonie avec l’immeuble dont elle garnit le rez-de-chaussée. Le plus souvent, la boutique fait tache. Il arrive qu’elle éclabousse la maison de son luxe, presque jamais, il n’y a accord. C’est là un petit problème d’esthétique digne d’être proposé aux architectes : faire que, dans le village et le bourg où l’épicier et le boulanger sont propriétaires de leur maison, la boutique fasse partie intégrante de la construction, s’efforcer dans les grandes villes où la boutique est sujette à changer de locataires et d’affectation, qu’elle s’adapte à l’ensemble de la façade.

Dans un prochain entretien, je terminerai, par un bref examen de l’habitation privée, cette série d’études sur la résurrection des villes que je m’excuse à la fois d’avoir faite trop longue et pourtant trop incomplète.