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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
La gloire de Rembrandt ne vient pas de ce qu’il fut un incomparable artiste, mais de ce que son art fut profondément humain. Par là il touche, non seulement ceux qui sont sensibles aux prestiges de ses toiles et de ses eaux-fortes, mais tous ceux qui sentent ou devinent en lui l’écho de leurs propres sentiments et de leurs propres passions. Les critiques peuvent analyser les ressorts de son art, expliquer l’usage qu’il a fait du clair-obscur et montrer comment il a assoupli la lumière et en a fait son moyen essentiel d’expression. Les simples éprouvent, devant ses œuvres, le sentiment que l’artiste n’a pas manié le pinceau ou la pointe pour se faire admirer d’eux, mais parce qu’il avait quelque chose à leur confier ou encore pace qu’il se faisait du bien à lui-même en travaillant. Dans ses merveilleuses et mystérieuses confidences, ils lisent, parfois, le bonheur, l’épanouissement aux joies saines de la vie, à la nature, à la jeunesse, à l’amour, plus souvent une gravité mélancolique et recueillie et, encore, de grands élans de douleur. Ils voient qu’il était religieux et que sa piété était exaltée et sincère. Ils connaissent qu’il aima les siens et qu’il regarda avec sympathie les modèles qui posèrent devant lui et qui nous parlent silencieusement.
Rembrandt ne nous tient à distance, ni comme les maîtres qui se sont abstraits de leur œuvre, ni comme les esprits hautains dont la supériorité nous écrase. Il fut un homme, non un surhomme. Il nous admet près de lui. Ce que nous savons ou ce que nous entrevoyons de sa vie concorde avec cette impression. Il choqua ses contemporains par l’indifférence où il vécut de toutes les convenances sociales reçues autour de lui. Il n’avait aucune correction dans sa tenue, et, après la mort de sa femme Saskia, qu’il avait beaucoup aimée, il vécut, au grand scandale de ses concitoyens, avec une servante qui lui fut d’ailleurs parfaitement dévouée. Il s’était installé, à Amsterdam, dans le quartier des juifs, et il les fréquentait. Il accumulait des collections hétéroclites, s’occupait d’affaires, passait à la fois pour avare et généreux. Dans le temps de sa plus grande célébrité, entouré d’une pléiade d’élèves accourus de toute part, accablé de commandes, il déroutait ses contemporains qui le tenaient pour un original excentrique.
La vie de cet artiste, qui se souciait si peu de l’opinion, fut bouleversée en un jour par un drame demeuré jusqu’à présent mystérieux. Le 26 juillet 1656, Rembrandt voyait saisir ses biens et ses collections. Leur vente ne parvenait pas à désintéresser ses créanciers. Reconnu insolvable, il devait terminer, dans la misère et l’oubli, une existence jusqu’alors glorieuse et brillante. Pour expliquer ce coup de fortune, M. Coppier, qui est à la fois, on le sait, un maître graveur, technicien impeccable et un érudit sagace et audacieux, a eu l’idée d’étudier, plus qu’on ne l’avait fait avant lui, le milieu même dans lequel avait vécu Rembrandt. Les faits qu’il a retrouvés et rapprochés éclairent la vie et l’œuvre du maître d’un jour nouveau et ajoutent une page importante à l’histoire de la liberté de pensée.
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On dit communément que la catastrophe de 1656 eut une double cause. Rembrandt cessa tout à coup d’être compris et, d’autre part, il se trouva ruiné par des spéculations malheureuses. Ces deux allégations sont également erronées. En 1656, Rembrandt, qui avait alors cinquante ans, était en pleine possession de son génie et tout le monde s’accorde à reconnaître que ce génie ne fléchit pas dans la tourmente. M. Coppier démontre qu’il n’avait pas cessé d’être admiré. Il se faisait, avec ses œuvres, des revenus considérables et, l’année même qui précéda la catastrophe, il avait encore gagné une somme équivalente à une centaine de mille francs. Quelques mois avant sa saisie, une dizaine de ses œuvres, mises aux enchères, avaient été vendues à des prix énormes pour le temps. Rembrandt ne devait-il pas, au reste, cinq ans plus tard, exécuter ce chef-d’œuvre : les Syndics, que les chefs d’une des plus riches corporations d’Amsterdam n’auraient pas commandé à un artiste désormais méprisé ?
Autres constatations plus singulières. En analysant les dettes de Rembrandt, M. Coppier constate qu’en réalité elles étaient peu de choses par rapport à sa fortune et le premier étonnement est que les créanciers, au lieu de chercher un accommodement, aient exigé la vente qui ne pouvait qu’avilir leur gage. Ensuite, il remarque que cette vente se fit dans des conditions désastreuses, presque incroyables, et qu’elle ne rapporta pas le quarantième de ce qu’elle aurait dû donner. Elle produisit environ cinquante mille francs, en monnaie actuelle ; elle aurait dû atteindre deux millions.
De là, l’hypothèse que Rembrandt, en réalité, n’a succombé si à un caprice de la mode ni à la suite de spéculations malheureuses, mais qu’il a été victime d’un coup monté. On a essayé de se débarrasser de lui et, après l’avoir fait poursuivre à boulets rouges, on l’a ruiné en organisant la désertion des enchères autour de sa liquidation..
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Mais pourquoi le Magistrat d’Amsterdam, puisque c’est à sa requête que les poursuites furent exercées, aurait-il prêté la main à cette persécution ou l’aurait-il dirigée ? La participation du gouvernement d’Amsterdam à la machination n’est tout d’abord pas douteuse. M. Coppier montre que les créanciers de Rembrandt furent excités et dirigés par de très hauts personnages, et, parmi eux, il en dénonce un qui passait jusqu’à présent pour l’un des fidèles protecteurs du maître : le bourgmestre Six, dont Rembrandt a fait un portrait admirable, mais dont Fromentin faisait déjà remarquer que le modèle semblait avoir posé malgré lui.
L’origine de cette colère officielle ? Ici, plusieurs hypothèses se posent. Rembrandt avait placé de l’argent dans des entreprises de commerce maritime. Plusieurs navires qu’il avait commandités furent pris en mer par des corsaires de Dunkerque ou d’Ostende. À ce moment, de semblables accidents étaient fréquents, et l’on reprochait au gouvernement hollandais de négliger la protection de la marine nationale. Rembrandt, qui passait pour très caustique, aurait-il fait entendre des réclamations trop hardies ? La chose est vraisemblable, mais on peut supposer que ce ne fut pas la vraie raison de sa disgrâce.
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Rembrandt, qui fréquentait les rabbins et les pasteurs dissidents, s’était affilié à une secte protestante indépendante, les Mennonites, qui refusaient de reconnaître d’autre autorité que les Écritures et la raison. En de semblables dispositions d’esprit, il était prêt à s’intéresser aux spéculations les plus aventureuses, par exemple, aux mystères de la Kabbale, et l’eau-forte célèbre du Docteur Faust prouve qu’il n’ignora pas les Kabbalistes. Il devait aussi sympathiser avec les innovations philosophiques. Or, à ce moment, la philosophie de Descartes se répandait en Hollande, et, à Amsterdam même, elle trouvait un adepte dans la personne d’un jeune juif, voisin de Rembrandt, Baruch Spinoza. Rembrandt fréquentait un des maîtres de Spinoza. Pourquoi ne pas supposer qu’il connut Spinoza lui-même et qu’il fut initié par lui au cartésianisme ? Ainsi s’expliquerait sa persécution, et le fait auquel on ne s’était pas jusqu’à présent arrêté que cette persécution se produisit exactement dans le même temps que Spinoza lui-même fut chassé d’Amsterdam. Car la philosophie de Descartes, qui prêchait le rationalisme, inquiétait à la fois catholiques, protestants et juifs orthodoxes. Tous les clergés s’entendaient pour la proscrire. À Amsterdam, rabbins et pasteurs profitèrent de la grande peste de 1655, qui avait provoqué une recrudescence de piété, pour exiger du Magistrat des mesures de protection religieuse. Le cartésianisme fut solennellement interdit. Spinoza fut banni le 26 juillet 1656 et, le même jour, Rembrandt, que l’on ne pouvait atteindre aussi directement et aussi brutalement, parce que citoyen hollandais, était victime de la machination que l’on sait.
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Telles sont les conjectures formées par M. Coppier. Elles sont loin d’être établies, mais elles apparaissent très vraisemblables. M. Coppier croit en trouver une preuve dans un des plus émouvants tableaux de Rembrandt : Saül et David, qui est daté de 1657. David serait le portrait de Spinoza, et Saül celui du rabbin qui avait exigé son expulsion. À tout prendre, il nous plaît de penser que Rembrandt n’a pas sombré dans une banale aventure de banqueroute, et quand nous reverrons le Philosophe en méditation ou les Pèlerins d’Emmaüs, nous les contemplerons avec plus d’émotion en songeant que, peut-être, celui qui a peint ces images sublimes fut un champion de la pensée libre et qu’il fut, pour cette audace, persécuté.