code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La restauration des foyers, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 31 janvier 1916, p. 3.

Rentrer chez soi, se retrouver chez soi ! n’est-ce pas la pensée qui hante des centaines de milliers de Français, depuis le jour où l’invasion, le bombardement et l’incendie les ont contraints à abandonner leurs foyers dévastés ?

Quelle joie lorsque sonnera l’heure bénie du retour ; mais cette joie sera accompagnée de combien de tristesses ! Je ne parle pas des serrements de cœur de ne plus retrouver, autour de soi, les parents ; les amis disparus et, pour tout, la douleur se renouvellera et paraîtra plus amère, bien des plaies se rouvriront lorsque, pour la première fois, on se comptera sur le sol dont on fut chassé. Je pense simplement aux larmes qui jailliront au seuil  de la maison détruite ou du logement saccagé. Riches, qui s’étaient édifié une demeure confortable, luxueuse et définitive, pauvres des campagnes dont la maison délabrée inspirait la pitié aux passants, pauvres des villes, plus misérables encore, dont les meubles et les hardes s’entassaient dans une chambre étroite, tous éprouveront de semblables regrets et plus d’un songera, avec attendrissement, au fauteuil boiteux, à la glace trouble dont il déplorait, naguère, l’indigence et l’incommodité.

Puis, il faudra reconstituer un intérieur : jeunes gens qui venaient de s’installer à la veille de la guerre, couples vieillis qui vivaient dans un cadre immuable depuis combien d’années, se verront, avec leurs ressources considérables ou exiguës, obligés à la même contrainte. À la campagne, ils relèveront la masure ou le château ; à la ville, ils chercheront un appartement. Tout ou presque tout sera à racheter. Des ruines surgira une vie nouvelle. Toute une population, dans le même moment, se livrera à un travail complet, à un travail immense de restauration.

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Est-il inutile, est-il indiscret de nous inquiéter de l’œuvre qui va ainsi s’accomplir ? Nul, je le sais, ne réclame notre concours ; mais quelques-uns, peut-être, seront heureux de recevoir des conseils et beaucoup, qui ne les auraient pas sollicités, les examineront tout de même et en tireront quelque profit.

Veuillez y réfléchir : la question est de quelque conséquence. Qu’importe, dira-t-on, que de braves gens se trompent dans leurs achats et qu’ils emploient mal l’argent dont ils disposent ? La belle affaire si leurs intérieurs ne sont pas très harmonieux ! Prétendez-vous, au reste, leur imposer votre goût ?

Je ne prétends imposer mon goût à personne, mais j’espère rendre service aux gens en les amenant à réfléchir sur des problèmes qu’ils ne se sont, pour la plupart, jamais posés et qu’ils résolvent, journellement, au hasard. J’estime surtout qu’il est tout à fait important qu’ils soient installés de la façon la plus heureuse possible, et cela, à la fois, dans leur intérêt et dans le nôtre. Dans leur intérêt, parce que chacun est sensible à la beauté dont il vit entouré, même s’il n’a aucune notion d’art, même s’il n’a jamais pris conscience de ses impressions. Un intérieur laid, sale, disparate, produit une action déprimante. Il n’est pas, au contraire, de joie plus intime ; plus durable, plus renouvelée que celle que donne un foyer animé. Celui qui a le bonheur de vivre parmi des objets qu’il a choisis, qu’il a, avec soin, avec scrupule, admis dans son intimité, celui-là ressent plus de délectation esthétique qu’aucun musée n’en saurait donner. Point n’est besoin qu’il soit riche et le riche ignore ce qu’est la conquête d’un objet longtemps convoité et que l’on a obtenu au prix d’économies ou de sacrifices.

Source de joies infinies, le foyer, digne de ce nom, est, en même temps, un agent essentiel de moralité. Il suppose l’ordre, le soin, la propreté. Il n’admet ni la tenue débraillée ; ni le langage grossier ; il proteste contre la colère ou l’intempérance. Tout le monde l’a dit pour le foyer du pauvre et l’on a expliqué à la femme de l’ouvrier combien elle devait se donner de peine et faire d’efforts pour que son mari, après une lourde journée de travail, trouvât chez lui le repos et l’harmonie qui lui sont nécessaires et ne fût pas tenté de les aller chercher au cabaret. Mais ces conseils ne valent pas seulement pour les ouvriers, ils seraient utiles à la bourgeoisie grande ou petite, et le ménage serait souvent plus uni, si le mari ne désertait pour le café, pour le cercle ou pour d’autres attractions, l’intérieur parfois somptueux mais banal, hétéroclite, mal tenu, auquel il n’a pas su ou l’on n’a pas su l’attacher.

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Joies et moralités domestiques ; en même temps, prospérité générale. Qu’une ménagère achète une vilaine paire de pincettes, une carafe difforme, une chaise monstrueuse, le mal n’en serait pas grand, si elle était seule à commettre de telles erreurs. Mais, ce qu’elle fait, des milliers de ménagères le font ainsi qu’elle. Elles exercent, à leur insu, en aveugles, une puissance énorme de consommation, et voilà qu’à cause de leur faute inconsciente et collective, l’industrie fabrique des objets défectueux ; tandis que les efforts pour relever les métiers se voient découragés.

Le mal est permanent ; il s’accomplit chaque jour. Il y a longtemps qu’on aurait dû s’attacher à le combattre, et le moment est opportun pour tenter de l’enrayer, car, si l’on n’y prend garde, il va, lors de la restauration des foyers, avoir une occasion exceptionnelle de s’exercer. Essayez de vous représenter le nombre de lits, de chaises, de tables, d’armoires, de cuvettes, de verres à boire, de fourchettes, qui seront nécessaires, au lendemain de la paix, pour ravitailler le nord et l’est de la France libérée. Vous pouvez les chiffrer par centaines de milliers, par millions. Réfléchissez qu’il s’agit de la partie la plus active, la plus prospère de notre pays, celle où la population est la plus dense et où se trouvaient accumulées le plus de richesses. Songez que les réfugiés appartiennent à toutes les conditions sociales et que l’on va relever des hôtels princiers, tout ainsi que des bicoques et des chaumières. Vous vous persuaderez que, même en tenant compte des difficultés, des circonstances, qui commanderont la prudence et l’économie, toutes les industries d’art appliqué, je dis toutes, depuis celles qui fournissent l’objet d’utilité indispensable, jusqu’à celles qui travaillent pour le grand luxe, vont se trouver exceptionnellement sollicitées.

Or, à la veille de la guerre, nous étions préoccupés par la crise dont nos industries d’art étaient menacées. Nous voyions diminuer le chiffre de nos exportations et augmenter, au contraire, celui de nos importations. En cherchant les causes de malaise, des esprits clairvoyants croyaient les avoir trouvées dans la routine de notre production, dans l’éternelle redite, chaque jour plus défectueuse, de modèles anciens, dans la pénurie aussi d’ouvriers qualifiés, par suite d’une crise de l’apprentissage. Je vous ai souvent alors, vous vous en souvenez peut-être, entretenu de ces questions. Vous savez que, pour réagir, pour rendre à l’industrie française la confiance en elle-même, pour la dégager de l’ornière où elle s’enlisait, pour encourager les activités novatrices et pour leur concilier la faveur publique, on avait imaginé une exposition internationale d’art appliqué moderne. Notre ami Roblin en avait fait accepter le principe à la Chambre. On lui avait fixé, d’abord, pour date, cette année même, 1916.

Un jour viendra, proche je l’espère, où la France libérée pourra, de nouveau, convier les nations à comparer avec les nôtres, dans un tournoi pacifique, leurs industries et leurs arts. Mais, avant cette échéance, la résurrection des territoires envahis aura permis à nos industries de rebondir, après une période d’attente, et les aura obligées à s’orienter. Dans mes précédents articles, j’ai essayé de montrer qu’une grande partie allait se jouer, lors de la reconstruction des villes et des villages, partie où l’avenir de notre architecture était engagée. La restauration des foyers sera, pour nos industries d’art, une épreuve semblable.

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Cette épreuve, ne serait-il pas fâcheux qu’elle fût livrée au hasard ? Trop d’intérêts supérieurs de la civilisation, de l’art, trop d’intérêts matériels de la production du capital, et la main-d’œuvre, sont ici engagés pour nous laisser indifférents. Que se passera-t-il si nous nous croisons les bras ? Les pauvres achèteront, comme ils l’ont toujours fait, sans discernement, sans prévoyance, livrés aux séductions grossières des bazars, victimes des offres alléchantes des maisons de crédit. Les riches se laisseront aller à leur goût, qui est, ordinairement, futile et tapageur ou plutôt, ils se confieront, comme ils en ont l’habitude, à la direction des orfèvres, des ébénistes et des tapissiers, trop heureux d’écouler leurs traditionnelles banalités. Riches ou pauvres, d’ailleurs, attacheront fort peu d’attention à ces achats nécessaires, préoccupés qu’ils seront de reprendre leurs spéculations ou leur labeur.

Il n’est pas en notre puissance de contraindre qui que ce soit ; nous ne pouvons obliger nos contemporains à avoir du goût malgré eux. Mais il nous est possible de les convier à réfléchir sur le caractère et sur les conséquences de leurs actes. En ce point, comme en tant d’autres, le mal naît de l’indifférence et de l’ignorance, bien plus que de la mauvaise volonté. Je vais donc, si du moins, vous voulez bien me suivre, examiner avec vous, quelques-unes des questions que soulève l’installation d’un intérieur : distribution des pièces, choix du mobilier, des papiers, des tentures, acquisition de la vaisselle, de la verrerie, des couverts, achats d’images, d’objets d’ornement, de bibelots. Ce ne sont point là, je le répète, des questions frivoles que de n’en pas concevoir la gravité.

En post-scriptum : « Une protestation vigoureuse des Débats a révélé au public que le sous-secrétariat des Beaux-Arts avait eu l’intention d’exposer, à Toulouse, quelques-uns des tableaux du Louvre qui, depuis le début de la guerre, ont été mis en sûreté sur les bords de la Garonne. Le sous-secrétariat, mis en cause, n’a pas nié son intention, mais il a allégué qu’il ne s’agirait que d’une exhibition partielle restreinte à quelques toiles et constituée au profit d’une œuvre de guerre. Même réduite à ces termes, l’entreprise doit être nettement condamnée. La manipulation de notre trésor national est trop délicate pour qu’on envisage, sans frémir, les risques auxquels on serait exposé. La Joconde nous enseigne qu’il est d’autres dangers. Puis, après avoir fait plaisir à Toulouse, comment se déroberait-on aux sollicitations de Bordeaux et de Marseille ? Quant aux bénéfices de l’opération, les Toulousains sont assez ingénieux et assez généreux pour alimenter, sans cette ressource, leurs œuvres militaires ».

« Vendredi 4 février, à 5 heures, 28, boulevard de Strasbourg, conférence de M. Charles Saunier, sur la Typographie et le Livre. Entrée libre et gratuite ».

« La Fédération régionaliste m’a convié à faire une conférence sur La reconstruction des villes et des villages. Cette conférence, qui sera présidée par M. Cornudet, député de Seine-et-Oise, rapporteur de la loi sur l’extension et l’aménagement des villes aura lieu aujourd’hui […] à l’Hôtel des Sociétés savantes, 28, rue Serpente. L’entrée est libre et gratuite et nos lecteurs y sont très cordialement invités ».