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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

L’art français et les influences étrangères (I), L’Humanité, « L’Actualité artistique », 7 février 1916, p. 3.

Une société se constitue pour soutenir l’essor de l’art français au lendemain de la guerre. J’applaudis à ce dessein ; les fondateurs me sont sympathiques, mais, en parcourant les statuts, j’y vois que la société se propose « de défendre les traditions de l’art français contre les excès d’influence étrangère », et voilà que se représente devant moi une question qui, depuis le commencement de la guerre, s’est trouvée souvent posée et sur laquelle il serait bon, après réflexion mûrie, de se faire une opinion définitive. L’art français est-il vraiment menacé par des influences étrangères ? À supposer que celles-ci soient inoffensives à faible dose, est-il un moment où elles puissent devenir dangereuses et où l’on soit obligé, par souci de son avenir, de le défendre contre des ingérences excessives ?

Notez qu’aucun art étranger n’est particulièrement visé. Ce sont des mesures générales de protection auxquelles on nous convie. L’art allemand se verra, naturellement, surveillé, mais au même titre que les autres, et on ne lui fait pas l’honneur de dresser contre lui des barrières spéciales. Aussi n’est-ce pas la question de nos rapports avec l’art allemand que je me propose d’examiner. D’autres occasions, certainement, me seront données de le faire. Il faut, aujourd’hui, prendre le problème dans son ampleur intégrale.

Ma conviction est faite : l’art français, à toutes époques, a bénéficié du concours d’artistes étrangers implantés chez nous ; il a été constamment fécondé par l’apport des idées et des directions venues du dehors. Malgré toutes les alluvions successives, il gardé intactes ses mérites essentiels et son originalité ; cela, parce qu’il n’a cessé de réagir sur les influences extérieures et qu’il a su se les assimiler. Tout, dans le passé, est de nature à nous donner tranquillité parfaite pour l’avenir.

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Le sol, d’abord, sur lequel nous vivons, nous interdit la pensée de nous barricader. Placés à l’extrémité occidentale de l’Europe, au terme d’une longue plaine qui, depuis les limites de l’Asie, ouvre, vers nous, une route aux peuples, entourés des nations les plus riches ou les plus civilisées du monde, en face de l’Amérique, pour laquelle nous sommes un des accès de notre continent, nous verrions nos chemins sillonnés par les étrangers, quand bien même nous n’exercerions sur eux aucune attraction personnelle. Mais nous ne sommes pas seulement, par notre situation topographique, un foyer de convergence ; la beauté de nos pays, la douceur de nos climats, fortifiées par le prestige d’une nation généreuse et d’une longue civilisation, ont séduit, de tous temps, des hommes venus des brumes du nord et de l’est, comme des lieux brûlants du Midi. Des artistes se sont rencontrés, parmi ces hommes, mais ils n’ont pas été seuls. Le peuple français s’est formé, au cours des âges, par l’assimilation constante d’individus venus isolément ou par groupes, pacifiquement ou les armes à la main, et sur lesquels se sont exercées des actions dominatrices, actions géographiques autant qu’humaines, qui les ont pétris pour en faire une nation. Est-il nécessaire de rappeler les noms de quelques-uns de ces Français de date récente, Français par leur père ou naturalisés eux-mêmes, qui ont immédiatement joué un rôle de premier ordre pour la défense de notre indépendance et pour la renommée de notre génie ? Faut-il répéter, une fois de plus, cette remarque si souvent faite, que les qualités prêtées par César aux Gaulois qu’il vainquit, un demi-siècle avant l’ère chrétienne, sont demeurées, malgré tant de transformations et tant de mélanges, quelques-unes des marques du caractère français ?

Dans les pages admirables qu’il a consacrées à « notre France », Michelet montre nos frontières constituées par des provinces qui, loin d’opposer à l’extérieur un front hostile, semblent destinées à préparer une fusion ou une conciliation entre notre civilisation et les civilisations voisines, et il énumère, avec complaisance, les Frances anglaise, flamande, germanique, italienne, espagnole, qui, depuis la Normandie jusqu’au Roussillon, ont une mission de grande fraternité. Accueillante à tous, la France, qui a tant reçu du dehors et qui a rendu bien davantage, pourrait-elle montrer une moindre bienveillance et une moindre confiance aux artistes ?

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Plus d’un artiste étranger nous a payés de notre hospitalité en en versant sur notre pays de la gloire. Que serait-il arrivé si Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, avait redouté d’appeler des étrangers pour les grands travaux d’art qu’il exécutait à Dijon et s’il avait refusé de recevoir, dans ses chantiers, le Hollandais Claus Sluter ? La France aurait été privée de cet incomparable Calvaire des Prophètes ou Puits de Moïse qui, dès son apparition, au début du XVe siècle, jouit d’une célébrité européenne, détermina la création d’une école bourguignonne de sculpture et demeure encore, pour nous, un sujet d’orgueil et un exemple. Ne vous en consolez pas par la pensée que Claus Sluter n’en aurait pas moins eu du génie et qu’il aurait produit, ailleurs, l’œuvre qu’il mena à bien à Dijon. Il n’est pas assuré que Claus Sluter aurait trouvé d’autres protecteurs aussi éclairés. Il est probable que, hors de France, loin de l’atmosphère d’art et de culture dont il fut imprégné, ses œuvres auraient été différentes. Pas moins belles, peut-être, mais autres. La belle pierre que les carrières des environs de Dijon lui fournirent à profusion lui aurait manqué. Il est légitime de croire que la France agit sur lui, avant qu’en retour il n’agit, à son tour, sur elle. À coup sûr, les Bourguignons n’ont jamais eu l’impression que le Puits de Moïse fût étranger à leur tempérament, à leurs tendances d’art ; ils l’ont, à jamais, adopté.

Quand Richelieu, premier ministre, arbitre des destinées de la France, confia à Philippe de Champaigne le soin de tracer son portrait, il ne fut pas arrêté par la pensée que l’artiste auquel il s’adressait était né à Bruxelles. Vous savez combien il eut raison. Jamais effigie plus impérieuse, plus adéquate, ne livra la physionomie morale d’un grand homme d’État ! Philippe de Champaigne fut membre de l’Académie de peinture à ses débuts ; mêlé au mouvement janséniste, il a rendu mieux que personne les sentiments intimes de la société française de son temps. Au Louvre où, par un scrupule excessif, on a exposé ses toiles au milieu de l’école flamande, il y paraît un peu dépaysé, tant il a pris l’air des bords de la Seine.

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Il n’est certes pas une période qui, à l’heure actuelle, ait la réputation d’avoir été plus intégralement, plus spécifiquement française que celle de Louis XV. Combien de fois, lorsqu’il s’agissait de protester contre les innovations audacieuses de quelques décorateurs ou de protéger les intérêts menacés du Faubourg Saint-Antoine, n’avons-nous pas entendu entonner l’éloge de cette époque exquise, délicieuse, où l’imagination était fraîche et délicate, où tout était spirituel, où chaque objet était imprégné d’une grâce mesurée.

Je ne discute pas ces éloges ; ils ne me paraissent même pas excessifs, sous cette réserve que, tout de même, il est d’autres qualités françaises, la grandeur, la noblesse, l’ordre, la puissance, que d’autres époques ont mieux mises en valeur. J’admire profondément le XVIIIe siècle français et ne lui adresserais aucun reproche si un trop grand nombre de nos contemporains ne s’obstinaient à le pasticher. Mais, enfin, puisqu’il incarne, d’un aveu unanime, le génie français, recherchons un peu, si vous le voulez bien, quels sont les artistes qui ont constitué son style. Parmi les architectes, à côté de Robert de Cotte ou de Boffrand, je trouve Oppenord, fils d’un Hollandais. Parmi les dessinateurs de modèles, dont l’action fut si essentielle, près de Gillot et de Watteau – de Watteau qui est bien nôtre, mais qui, pourtant, est né à Valenciennes en 1684, moins de six ans après la réunion de cette ville à la France –, je vois Slotdz, fils d’un Anversois et, si je demande l’origine de Meissonier, l’artiste qui, plus que tout autre, est le père de la rocaille, j’apprends qu’il venait de Turin. Jacques Verbeckt est l’un des meilleurs sculpteurs ornemanistes. Le plus illustre ciseleur, l’auteur de la fameuse pendule de Versailles, s’appelle Jacques Caffieri. Lorsque, sous l’influence des premières fouilles de Pompéi, on revient, vers 1756, à des lignes moins capricieuses, c’est Œben qui commence le splendide bureau du roi qui est conservé au Louvre et c’est Riesener qui l’achève. Quelques années plus tard, Oberkampf, quand il imprime, en 1760, la première toile de Jouy, nous vient de Bade et de Suisse.

Est-il besoin d’insister ? Jamais démonstration fut-elle plus péremptoire ? Ce sont donc, en grande partie, des Italiens et des Flamands qui ont constitué le style dont nous sommes le plus fiers. Qu’est-ce à dire ? sinon que des artistes vivant en France, précisément parce qu’ils étaient des artistes, qu’ils subissaient, avec plus de subtilité, toutes sortes d’influences ambiantes, ont, plus que personne, modifié, à notre contact, leur génie ? Ont-ils perdu à s’imprégner de cette ambiance ? Avons-nous perdu à les adopter ? Je vous laisse le soin de répondre.

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Je m’aperçois qu’à mon habitude j’ai bavardé et j’arrive au terme de mon feuilleton, n’ayant achevé que la première partie de mon propos. À huitaine donc, si vous le permettez, pour la suite, c’est-à-dire pour examiner si les exemples étrangers ont eu une action bienfaisante ou nuisible sur nos artistes. Pour le moment, il me paraît qu’il est, tout au moins, un point acquis. Nous avons jadis ouvert largement nos portes et nous en avons été récompensés. Ne changeons pas notre conduite, continuons à être bienveillants. Notre tempérament nous y entraîne et nous nous montrerons habiles en restant hospitaliers.

En post-scriptum : « Vendredi prochain à 5 heures, 28, boulevard de Strasbourg, conférence de Gabriel Séailles, une causerie sur L’orientation de l’art et des artistes après la guerre. L’entrée est libre et gratuite et tous nos lecteurs y sont cordialement conviés. […] ».