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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
J’ai montré, la semaine dernière, par quelques exemples, que la France n’avait pas à se repentir d’avoir appelé ou accueilli, chez elle, des artistes étrangers. Je voudrais examiner, aujourd’hui, s’il y a quelque danger pour nos propres artistes à écouter avec trop de complaisance des leçons ou des suggestions du dehors et si l’avenir de notre art peut s’en trouver compromis.
La question est complexe. Pour lui donner toute son ampleur, il faudrait, à vrai dire, reprendre toute notre histoire artistique, et, comme je ne puis y songer, je me contenterai de présenter quelques brèves observations.
Celles-ci concourront, j’espère, à écarter, pour l’avenir, des craintes chimériques que rien, dans le passé, ne saurait justifier.
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S’il fallait définir les voies dans lesquelles il est désirable de voir s’engager l’art français, il est assuré que les avis seraient très partagés et même opposés. Mais l’histoire nous en est garante, personne ne s’interdirait de recommander à nos artistes l’étude de quelque pays étranger. Le différend s’élèverait seulement sur le choix des modèles valables. Ceux qui se réclament d’une tradition classique invoqueraient la Grèce, Rome et l’Italie ; ceux qui prétendent affranchir l’art désigneraient l’Espagne, l’Angleterre ou les Flandres.
Les classiques n’ont jamais entendu que l’on pût limiter le temps et l’attention consacrés aux chefs-d’œuvre antiques ; ils n’ont jamais demandé aux artistes d’abréger leur séjour en Italie. Ils peuvent, par d’irrécusables exemples, prouver que des artistes, dans le commerce avec le génie gréco-latin, sont restés français et très français.
Poussin passa la plus grande partie de sa vie à Rome et pourtant, on le considère, à juste titre, comme une des plus parfaites incarnations du génie français classique. Ingres a nourri au contact des peintres florentins du XIVe et du XVe siècles, des vases grecs, et de Raphaël, cet art incisif du dessin qu’il a appliqué à définir la société française de la première partie du XIXe siècle. Corot, avant de rêver devant l’étang de Ville-d’Avray, a médité et s’est formé dans la campagne romaine. Carpeaux a modelé, à Rome, son Ugolin. Labrouste, Sédille, précurseurs de l’architecture contemporaine, étaient pénétrés de la culture classique.
De tels noms assurent l’innocuité, sinon le caractère bienfaisant de l’influence italienne, même prolongée, sur certains artistes. Nul ne songe à le contester et lorsque l’on combat l’existence de l’École de Rome, on lui fait d’autres reproches, d’être le couronnement d’un système de concours factices, de faire vivre les artistes, pendant de trop longues années, dans des conditions artificielles, mais, avant tout d’imposer le séjour en Italie à des talents qui ne ressentent pour celle-ci aucune affinité. Et c’est là un premier point, sur lequel l’accord pourrait s’établir : une influence est excessive lorsqu’elle est imposée, et qu’elle ne répond pas à un choix spontané. On ne prouve rien contre l’École de Rome en dénombrant les artistes médiocres qu’elle a abrités. On la condamne, au contraire, lorsque l’on fait remarquer que ces artistes médiocres, soumis à une discipline, dont ils n’ont compris que les côtés extérieurs, ont perdu, par sa faute, toute spontanéité. Ils ont répété, toute leur vie, des formules correctes et banales. Ailleurs, ils auraient, peut-être, donné davantage. En dehors des quelques artistes de génie qui sont passés par Rome, les plus intéressants, entre les gens de talent, n’ont pas été ceux qui étaient le mieux doués, mais ceux que leurs tendances intimes préparaient à bénéficier de leur séjour.
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Contre l’excès d’une influence, et c’est là le second point à démontrer, il n’y a d’autre remède efficace que le contrepoids d’influences différentes. Sans remonter plus haut dans le temps, l’histoire de l’art français du XIXe siècle le proclame et elle montre, aussi, que toutes les révolutions artistiques qui ont marqué la période contemporaine ont été, je ne dis pas provoquées, mais, au moins, très fortement soutenues par le renouvellement des exemples extérieurs.
Au début du siècle, lorsque régnait, avec David, l’influence de l’Antiquité, romaine, excessive, parce que non contrebalancée, c’est au musée du Louvre ouvert au public par la Convention, que les jeunes novateurs trouvèrent des encouragements et des guides, Rubens, Titien et Véronèse aidèrent la peinture à s’émanciper. Géricault copia avec ardeur des tableaux de toutes les écoles ; il alla, en Italie, développer sa verve épique ; il interrogea, ensuite, l’Angleterre. L’Angleterre, la Flandre, Venise présidèrent à l’éclosion du romantisme et, comme l’émancipation de la Grèce avait mis à la mode l’Orient, l’Orient étudié d’abord à Smyrne, puis au Maroc, enfin en Algérie, nous fournit ses spectacles et sa splendeur. La Hollande et l’Angleterre concoururent à la rénovation du paysage.
Quand se prépara l’évolution vers le Réalisme, les uns consultèrent les Hollandais et les autres les Espagnols. L’Espagne inspira Courbet et Manet alla, plus tard, chercher au-delà des Pyrénées des conseils et des ancêtres. Dans la dernière partie du XIXe siècle, l’action de la Chine et du Japon s’est exercée de la façon la plus étendue et la plus féconde. Les peintres impressionnistes ont achevé, grâce à elle, d’éclaircir leur palette ; les céramistes, à lutter contre leurs frères d’Extrême-Orient, ont créé des merveilles. C’est l’examen des ivoires, des bronzes, des estampes venus de Pékin ou Tokyo qui a renouvelé notre grammaire décorative, appris à nos artistes à étudier et à aimer les insectes, les bestioles et les fleurs. Quelques personnes se souviennent encore de ces bouquets d’il y a trente ans où les fleurs pressées, écrasées les unes contre les autres, étaient devenues les éléments d’une lourde et symétrique mosaïque ; si nous avons renoncé à leurs grâces massives, si nos fleuristes essayent, dans leurs gerbes, de garder à chaque fleur sa fraîcheur et sa physionomie, c’est aux Japonais que nous devons en être reconnaissants.
En somme, il serait difficile de découvrir un pays ou une civilisation qui n’aient, à quelque jour, exercé leur séduction sur quelques-uns de nos artistes. Le choc libre de ces influences est la garantie la plus certaine contre l’emprise excessive de l’une d’entre elles. Au contraire, à vouloir en combattre quelques-unes, on laisserait le champ libre à celles qui ne seraient pas visées. Les combattre toutes serait impossible : il faudrait, pour le faire, renier toute notre histoire.
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Est-ce a dire que l’art français ne soit qu’un amalgame, un centon, un manteau d’Arlequin auquel l’univers tout entier aurait été appelé à collaborer et auquel, seuls, nous n’aurions fourni aucun élément original ? Nous savons, parfaitement, au contraire, que l’art français a des vertus qui lui sont propres et la façon dont nous avons, à toutes époques, digéré les influences étrangères nous enlève toute crainte pour l’avenir.
Il est des musiciens dont la verve ne s’échauffe si on ne leur fournit quelque thème pour le broder. Les chansons populaires sont, ainsi, devenues le point de départ de compositions célèbres, et nous ne refusons pas le don créateur à Berlioz parce qu’il a, dans la Marche hongroise, orchestré la marche de Rakóczi, ou à Bizet qui a développé un air de Lulli dans la marche de l’Arlésienne.
Nos artistes ressemblent à ces musiciens : ils ont eu, souvent, besoin d’une excitation extérieure pour s’entraîner ; mais, à travers les maîtres étrangers qu’ils consultaient, c’est leur propre personnalité qu’ils ont découverte. Bien qu’ils aient promené leurs regards de tous côtés, leur originalité n’en demeure pas moins forte et, si nous étions tentés de la nier, les artistes étrangers, qui, par un juste retour, affluent en France pour bénéficier de notre atmosphère esthétique, nous infligeraient un éclatant démenti.
Il serait intéressant de suivre un élément étranger, depuis le jour où un artiste l’a transporté sur notre sol, presque sans modification apparente, jusqu’au moment où il arrive à se confondre dans l’ambiance qui l’a absorbé. Rappelez-vous les premières images japonisantes publiées en France. N’eût-on pas dit qu’il y avait excès, péril, pastiche pur ? Cela s’est dilué, s’est intégré dans notre art pour la plus grande gloire de notre pays.
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Faisons donc confiance à nos artistes et, surtout, ne dressons nul obstacle sur les pas de ceux qui cherchent à marcher en avant. Nous sommes dans un pays routinier où les esprits originaux ont été constamment en butte aux railleries, aux sarcasmes, aux persécutions. Ils n’ont pas eu seulement à lutter contre la foule, mais à vaincre les préjugés des connaisseurs, des artistes notoires, des hommes, en apparence, les plus éclairés, qui les ont combattus en accumulant contre eux les arguments. Ingres, Delacroix, Carpeaux, Viollet-le-Duc, nos décorateurs modernes ont connu les mêmes outrages raisonnés. Cela devrait nous rendre prudents.
On ne s’est pas contenté, au reste, de discuter l’esthétique, de critiquer les principes, la couleur ou le dessin des novateurs ; par une confusion volontaire, on a mêlé aux querelles artistiques la morale qui n’avait rien à y faire. On a ameuté le public contre le dévergondage des Romantiques et des Impressionnistes. De braves gens se sont imaginé de très bonne foi que Courbet ou Manet commettaient des outrages publics aux bonnes mœurs.
À l’heure actuelle, un grief plus grave, le plus grave possible étant données les circonstances présentes, est, volontiers, lancé contre les artistes dont on blâme les tendances : ils sont accusés de manquer de patriotisme ; on les excommunie au nom de la tradition française ; ne faut-il pas nous délivrer du virus munichois?
Nous ne devons pas nous prêter à ce jeu. Combattons la routine, la médiocrité orgueilleuse, l’intolérance sous toutes ses formes. Ne nous inquiétons pas des herbes folles qui pousseraient leurs racines sur notre sol. Si elles sont pernicieuses, elles sécheront d’elles-mêmes, car le sol vigoureux aura tôt fait de les éliminer. Si elles sont bienfaisantes, nous chercherions en vain à les arracher. Quelles ne seraient pas, d’ailleurs, notre amertume et notre honte si, après avoir tenté de les détruire, nous étions obligés, quelque jour, de nous incliner devant leur splendeur et de proclamer leur beauté ?
En post-scriptum : « Une commission interministérielle vient d’être créée afin d’étudier les mesures à prendre pour aider à la reconstruction des immeubles totalement, ou partiellement détruits. C’est le premier pas vers la création d’un organisme permanent dont les circonstances présentes témoignent la nécessité et qui, en dirigeant le travail à accomplir, aura aussi à réparer les résultats fâcheux d’une trop longue indifférence ».
« Les dessins originaux de Louis Raemaekers, l’artiste hollandais qui a embrassé avec tant d’ardeur notre cause et qui vient de recevoir à Paris l’accueil chaleureux que l’on connaît, sont exposés aux galeries Georges Petit, 8, rue de Sèze ».
« Vendredi 18 février à 17 heures, 28, boulevard de Strasbourg, conférence du peintre Louis Anquetin sur le Dessin. Entrée libre et gratuite ».