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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
La loi concernant les plans d’extension et d’aménagement des villes, dont nous avons, à tant de reprises, signalé l’importance capitale, après avoir été votée par la Chambre des députés, le 1er juin 1915, sur le rapport de M. Cornudet, attend, en ce moment, la décision du Sénat. Les grandes sociétés d’architectes (Société centrale des Architectes français, Société des architectes diplômés par le gouvernement, Association provinciale des Architectes français), réunis pour cette circonstance, en une commission mixte, ont examiné le texte proposé aux suffrages de la Haute Assemblée et ont publié un mémoire où sont réunies leurs observations.
Cette initiative par elle-même est louable et l’on ne peut que se réjouir de voir des hommes compétents offrir, spontanément, leur collaboration aux pouvoirs publics dans une question d’intérêt général. Effectivement, le mémoire des architectes, sur plusieurs points, formule des précisions ou propose des modifications susceptibles d’aider à l’application de la loi et de la rendre plus complètement efficace. Mais, par malheur, en apportant leur concours, les architectes n’y mettent aucun enthousiasme. Cette loi destinée à répandre l’ordre et la beauté dans le pays ne les échauffe pas ; bien au contraire, ils l’accueillent avec défiance, comme à contre-cœur et non sans restriction. On dirait, et ce serait, sans doute, une erreur et une injustice, qu’elle les trouble dans leurs habitudes et dans leur quiétude. Il semble, aussi, que leur amour-propre ait été froissé et ils reprennent, sans aménité, les erreurs qu’ils croient relever dans l’œuvre des législateurs. Après avoir étudié les textes en détail, ils concluent en demandant le rejet de la loi dans sa partie la plus essentielle, c’est-à-dire, en ce qui concerne les cités ravagées par la guerre.
Une telle intervention, à la veille de la discussion au Sénat, discussion qui amènera certainement des corrections au texte primitif et provoquera une nouvelle délibération de la Chambre, une telle intervention, dis-je, me paraît tout à fait dangereuse. Elle est faite avec un appareil d’autorité technique dont on pourrait s’intimider et c’est pourquoi il convient de l’examiner ici.
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Je passerai, rapidement, sur les points où les observations de la commission me paraissent heureuses et ne les indique, au reste, que pour éviter d’être taxé d’hostilité à son égard. Elle a raison de demander que les plans déterminent les emplacements destinés à des monuments, édifices et services publics, qu’ils fixent la hauteur maximum, autorisée pour les constructions privées. Elle a raison de réclamer pour les villes dont la population est stagnante l’ouverture d’une enquête sur les raisons de cette stagnation. Elle a raison, encore, lorsqu’elle demande qu’on élargisse le recrutement de la commission supérieure destinée à fournir des programmes généraux, lorsqu’elle réclame la création d’un musée de l’Urbanisme, lorsqu’elle proteste, au nom des beautés régionales, contre une excessive centralisation. Sur tous ces points, sur d’autres encore, la commission a fait œuvre utile parce qu’elle a fait œuvre de collaboration véritable.
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Quand il s’agit, au contraire, des agglomérations totalement ou partiellement détruites par la guerre, la commission s’acharne à démontrer que la loi ne saurait leur être appliquée. Les arguments qu’elle apporte sont de deux ordres : les délais impartis sont ridiculement courts et pratiquement irréalisables ; pressées par ces délais et faute d’un personnel compétent suffisant, les municipalités confieront au premier venu le soin d’établir des plans et abîmeront la valeur artistique, de nos petites villes et de nos bourgs. La conclusion est qu’il faut s’en tenir, provisoirement, pour les cités détruites, aux lois existantes sur l’hygiène, la voirie et à la loi Beauquier. Examinons ces arguments et cette conclusion.
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Sans doute, lorsque l’on songe à toutes les conditions qui sont requises pour la confection d’un bon plan de ville, on ne peut s’empêcher de penser qu’un délai de quelques mois est bien bref pour les réunir. Les architectes rappellent, avec complaisance, qu’il faut satisfaire, à l’hygiène, à la circulation, aux besoins économiques, à l’archéologie, à l’esthétique. Ils en concluent que, le temps étant trop bref pour faire un bon plan, il ne faut pas en faire du tout.
L’hygiène, la circulation, les intérêts économiques et l’art seront, apparemment, mieux servis si on livre tout au hasard et à la cupidité individuelle ! Sans doute, on empêchera de relever les taudis ; on assurera l’évacuation des eaux ; on creusera des égouts. Mais les incohérences, le désordre, les rues tortueuses, les quartiers sans air reparaîtront comme par le passé. On nous dit, il est vrai, que les cités réédifiées, en de telles conditions, devront, dans un délai de cinq ans à six ans, établir le plan qui paraît immédiatement impossible. C’est-à-dire qu’on les invite à exproprier, à grands frais, dans quelques années, les édifices qu’elles auraient pu empêcher de construire. Pour un jardin indispensable, une artère nécessaire, on abattra des quartiers neufs
Qui ne voit qu’il y a là une absurdité ? Prenons, si vous le voulez, un exemple concret et demandons, en même temps, un avis particulièrement autorisé, celui de M. de Bruignac, adjoint au maire de Reims : « L’un des vieux quartiers de Reims, d’une superficie de huit hectares, comprenant une vingtaine de rues, a été complètement incendié ; c’était un quartier riche, occupé principalement par le grand commerce de laines et tissus, il est situé au cœur même de la ville, touchant la cathédrale, et englobe le quart de l’ancienne cité fortifiée ; intéressant par son plan même, il n’avait aucune artère répondant aux besoins actuels de la circulation et renfermait une série de rues étroites et irrégulières ; les pans de murs restés debout, et qui tombent un peu chaque jour par les intempéries plus encore qui par les obus ne représentent plus qu’une valeur insignifiante. Qui penserait qu’on doive laisser dépenser une cinquantaine de millions en constructions neuves sur ce plan archaïque ? Ce serait une folie ».
Cette folie ne doit être accomplie ni à Reims, ni ailleurs. Je le reconnais, le problème est épineux : il faut faire des plans et ces plans doivent être achevés le plus rapidement possible pour répondre à l’impatience légitime des évacués et pour hâter la reprise de l’activité économique. Mais que voulez-vous : la vie ne présente pas toujours et uniquement des difficultés bénignes à l’usage des gens de bureaux ; elle nous impose des nécessités urgentes. S’y dérober n’est pas les résoudre.
Nous n’avons, en ce moment, que trop d’exemples de ces obligations impérieuses de parer, coûte que coûte, à des éventualités inexorables. Refusera-t-on de soigner les blessés dans les ambulances, parce qu’il n’est pas possible d’avoir partout des chirurgiens qualifiés avec un outillage complet ? Renoncerons-nous à nous défendre si, à un moment donné, notre matériel est défectueux sur quelque point ? L’abdication équivaudrait au suicide. Quand les faits commandent, rien ne sert de soulever les difficultés et d’énumérer les obstacles : il faut chercher une issue.
Nous sommes, en ce moment, dans une de ces circonstances tragiques où chacun de nous, comme le dirent jadis les conventionnels, se doit à la République en raison de ses mérites. Si les architectes, après nous avoir montré combien la tâche sera ardue, nous détournent de l’accomplir, ils ne font pas ce que nous sommes en droit d’attendre d’eux. Leur devoir est de reprendre la question avec la volonté d’aboutir.
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Les délais, disent-ils, seront trop courts. Mais, il ne s’agit pas de travailler dans un pays nouvellement découvert, dans des conditions inconnues. Il n’est pas de bourg, ni de village où des problèmes locaux n’aient été maintes fois agités. Les procès-verbaux des séances municipales, les archives de la mairie, lorsqu’ils ont échappé aux flammes, en font foi et, à défaut de papiers périssables, il n’est pas une seule cité dont les conseillers et la municipalité ne portent, dans leur tête, des projets, depuis longtemps élaborés. Qui fera croire jusqu’au cours de longs mois d’un exil qui n’est pas encore terminé, les réfugiés n’aient médité sur l’avenir de la cité à laquelle s’attachent leurs espoirs ? À supposer qu’ils aient négligé ce soin tout d’abord, comment imaginer que, depuis le vote de la Chambre, c’est-à-dire depuis sept mois et demi, ils n’aient pas commencé à se préparer ? Le délai de trois mois imparti par la loi ne courra qu’à partir du jour fixé par le préfet. En tenant compte de la période d’attente que nous traversons et qui est loin d’être close, de la période réservée à la discrétion des préfets, qui ne voit que le délai nominal de trois mois répond, en réalité, à une élaboration infiniment moins courte et improvisée pour une très faible partie seulement.
Mais, insistent les architectes, il ne sera matériellement pas possible, avec la plus grande diligence, d’accomplir les formalités légales dans un laps de temps si bref. Et ils publient, triomphalement, un tableau d’où il ressort que l’établissement et l’approbation d’un plan demanderont, au minimum, six ans et demi. Ce tableau est un bel exemple des obstacles que l’inertie et la routine administrative opposent à l’activité sociale. De formalités en formalités, de contrôle en contrôle, tout mouvement est paralysé, en même temps que toute responsabilité réelle disparaît. Les architectes ne songent pas à protester et il faut croire qu’ils s’accommodent de ces retards. Protestons à leur place. Il faut, ici comme ailleurs, transformer les méthodes de notre administration ; abréger, supprimer des complications inutiles. À supposer que cette métamorphose paraisse trop révolutionnaire, il est tout au moins possible, par ces cas de force majeure, de suspendre tout cet appareil en ce qui concerne les plans des villes détruites.
Que la commission des architectes se réunisse donc à nouveau et qu’elle mette à l’étude ces deux questions :
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Comment, disent encore les architectes, les hommes de l’art se livreront-ils à des travaux pour lesquels ils ne sont nullement préparés ? Il y a, en France, d’éminents urbanistes, lauréats des concours internationaux ; mais la presque totalité des architectes est restée, jusqu’ici, en dehors de leurs préoccupations.
Si le personnel manque, il convient de le former. Le mémoire de la commission reconnaît qu’il y a, à l’étranger, un véritable enseignement qui fait défaut chez nous. Cet enseignement, pourquoi ne pas le créer ? N’attendons pas que l’État trop occupé par ailleurs et toujours un peu lent, ouvre, à l’École des Beaux-Arts, une chaire magistrale pour laquelle ne manqueraient pas les candidats, mais qui serait isolée et insuffisante. Est-il impossible aux sociétés d’architectes de faire acte d’initiative et de fonder, immédiatement, un institut d’urbanisme ? Avec l’appui de la Société des architectes urbanistes, avec le concours des architectes qui ont rédigé ce traité (Comment reconstruire nos cités détruites) dont je recommandais dernièrement la lecture, il faudrait inaugurer des cours et des exercices pratiques, je ne dis pas dans un an ou dans six mois, mais demain, mais tout de suite. Des architectes qualifiés que leur carrière ou leurs goûts auraient laissés jusqu’à présent étrangers à ces questions, mais qui, à l’heure actuelle, en auraient conçu l’importance, n’auraient pas besoin d’une longue scolarité pour être mis par MM. Auburtin, Redont et Agache, en état de faire, le moment venu, œuvre utile et valable.
Que les sociétés d’architectes réfléchissent. Si elles tardaient à le faire, elles auraient, bientôt peut-être, le regret de s’être laissé devancer par des initiatives qu’il me sera, je l’espère, permis, sous peu de jours, de faire connaître.