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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La restauration des foyers. Quelques préceptes (II), L’Humanité, « L’Actualité artistique », 13 mars 1916, p. 3.

Être soi-même, c’est-à-dire ne se préoccuper que de ses propres besoins, adapter le plus exactement possible à son existence le cadre dans lequel cette existence doit se dérouler, c’est là, à mon sens, la règle primordiale pour introduire la beauté dans les foyers. Elle préserve les riches contre la tentation d’étaler un vain luxe ; elle préserve les gens modestes contre des dépenses inconsidérées. En réfléchissant sur ces conséquences, on s’aperçoit qu’elle a une portée esthétique très précise, qu’elle nous interdit, par exemple, d’adopter des meubles imités des styles d’époques lointaines, qui n’avaient ni nos usages, ni nos ressources, ni nos besoins. Les préceptes que je vais, à présent, indiquer ne sont, à vrai dire, que les conséquences de cette règle essentielle.

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Prenons pour principe que : « Tout achat mérite réflexion ». Je ne me place pas, bien entendu, au point de vue budgétaire ; le conseil, sous ce rapport, n’est que trop évident. Je reste sur le terrain esthétique. Tout le monde sera d’accord que les meubles, que les tentures, s’il est possible d’en avoir, que le badigeonnage d’un mur ou le choix d’un papier peint contribuerait, d’une façon notable, à l’aspect de l’intérieur. Pour peu qu’on ait un peu de goût ou que l’on ait, simplement, le souci de se plaire chez soi, on ne fera aucun de ces achats au hasard. Mais s’il s’agit d’un verre à boire, d’une carafe, d’une paire de pincettes ou d’un poêlon, on ne se croira pas tenu à tant de scrupule et, pourvu que l’on trouve un objet d’usage au prix que l’on peut dépenser, on se tiendra satisfait.

Cette indifférence est tout à fait regrettable. Il n’est pas d’objet, si médiocre qu’il soit, qui ne puisse, à un moment donné, attirer le regard et devenir une source de désordre ou d’harmonie. Pour un œil qui sait voir, il y a autant de joie à contempler une assiette rustique, aux formes simples et franches, au décor naïf, qu’à examiner, dans une vitrine, des objets précieux. Une carafe à la panse trop lourde et au col trop grêle provoquera une impression de malaise.

De telles impressions sont rarement conscientes : on ne les analyse pas, on les soupçonne à peine. Seulement, vous voyez quelqu’un qui, après boire, s’absorbe, sans s’en rendre compte, dans l’admiration des formes de son verre vide ou, au contraire, vous éprouvez quelque chose de vaguement désagréable lorsque vos yeux se portent sur cette lampe à pétrole trop massive, trop courte sur patte.

Soyez-en persuadé, ce qui fait la beauté d’un intérieur, ce n’est pas la présence d’un certain nombre de choses choisies, c’est que rien n’y a été négligé. Une femme n’est pas bien habillée, même si elle a un costume riche, même si elle porte dentelles et fourrures, si son chapeau est vulgaire ou si ses bottines sont défraîchies. Il en est de même pour les intérieurs. Combien y a-t-il de maisons habitées par des riches et des très riches, dont l’aspect est immédiatement antipathique ? Meubles luxueux, bibelots rares, tapis de prix se coalisent, en vain, pour vous éblouir. Vous êtes invinciblement attiré par un coussin lamentable, par une jardinière prétentieuse. Sur une table mise avec le plus grand luxe, un moutardier, un dessous de plat vous révèlent des personnes sans goût, favorisées par la fortune, mais étrangères aux jouissances rares que cette fortune pourrait leur donner.

Par contre, avec des moyens modestes, même avec de très petits moyens, il est possible de créer de la beauté, lorsque l’on prend pour règle de ne rien négliger. Ce souci constant paie celui qui s’y astreint, par le plaisir permanent qui en découle. On ne s’attache pas à un objet, même coûteux, que l’on a acheté, uniquement parce que l’on ne pouvait pas s’en passer. On s’attache au contraire, à l’objet, même insignifiant, lorsqu’on a découvert en lui la part de beauté dont il est susceptible.

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En conséquence : « N’achetez jamais rien sans choisir ». Précepte facile, me direz-vous. J’achèterais toujours bien, si j’avais beaucoup d’argent. Ne le pensez pas. La beauté d’un objet n’a que des rapports très lointains avec son prix et, dans une catégorie déterminée, le prix, souvent, n’a rien à voir avec la beauté.

Il est évident qu’une chaise soigneusement fabriquée coûtera plus cher qu’une chaise assemblée sans précautions. Si elle est en chêne ou en noyer, elle sera plus solide et plus coûteuse qu’en bois blanc. Jusqu’à ce point, vous avez raison. Mais entre plusieurs chaises fabriquées consciencieusement par des ouvriers qualifiés, chaises en palissandre, en acajou, en ébène, en pitchpin, en poirier, la plus belle sera-t-elle, nécessairement, celle pour laquelle on a employé le bois le plus rare ? Ces chaises, d’autre part, ont des formes variées qui requièrent un travail plus ou moins long et aussi une quantité différente de matière. Ces écarts de prix de revient se traduisent-ils, directement, par un écart de valeur esthétique ? Ces chaises, enfin, peuvent comporter des moulures ou des motifs sculptés, et, là encore, je me refuse à mépriser une chaise aux lignes simples au prix de sa voisine enrichie de roses et de nœuds habilement refouillés.

Il y a des gens de goût qui préfèrent, pour leur usage, le verre au cristal, la faïence à la porcelaine. J’ai vu des personnes délicates qui, pouvant facilement avoir des carafes de cristal taillé, gravées des décors les plus compliquées et enrichies de dorures, versaient leur eau et leur vin dans des pichets de terre vernissée, pichets qu’ils avaient achetés quelques sous, mais dont les formes joliment calibrées et les colorations gaies les avaient séduits. D’autres ont de l’argenterie dans des armoires et préfèrent des plats d’étain. En bien des cas, ce n’est pas l’article le plus cher qui mérite votre préférence. Ce qui, tout au moins, est certain, c’est qu’entre deux objets du même prix, il y a des différences esthétiques considérables. C’est pourquoi, sans modifier votre dépense, vous devez toujours choisir.

Vous débattrez donc les raisons qui doivent vous déterminer à prendre des assiettes de faïence ou de porcelaine, une lampe à réservoir de métal ou de cristal, un poêlon de terre, de fonte ou en émail. Toutes les fois qu’il vous sera possible, vous préférerez l’objet loyal fabriqué en pleine matière à l’objet maquillé ou plaqué. Je ne vous conseille pas de préférer l’argent massif au métal argenté, parce que vous diriez, avec raisons, que je me moque de vous. Mais vous aurez, parfois, le choix entre un objet très orné, très séduisant, maquillé, il est vrai, cachant sous des oripeaux, sa misère véritable et un objet simple, sans prétention, sérieusement établi. Si vous n’êtes pas raisonnable, le tape-à-l’œil se chargera de vous punir, dans quelques mois, lorsque la mince dorure, le vernis trompeur ou le placage superficiel auront cédé et livreront au jour l’indigence de votre achat.

Enfin, et c’est là où le choix est le plus délicat et le plus efficace, quand vous vous serez déterminé pour une catégorie précise, prenez garde : les objets d’une même famille sont loin, tous, d’être identiques. Venus de plusieurs usines, par suite de hasards d’exécution, ils diffèrent assez entre eux pour qu’il vaille la peine de s’en préoccuper. Entre plusieurs casseroles en émail, à trente-neuf sous, il en est de différentes formes, plus ou moins lourdes. La queue en est plus ou moins bien calibrée, attachée avec plus ou moins de bonheur. Elles varient encore par la couleur ou même par leur épiderme : tantôt elles sont lisses, tantôt l’émail, d’épaisseur inégale, forme une surface accidentée. Ne prenez donc pas la première venue.

Même parmi les objets les plus humbles, il y a matière à choisir. Les verres à quatre sous ne se ressemblent pas tous. Il en est qui sont lourds, trop larges pour leur hauteur ; d’autres sont trop étroits. Le fond est trop épais ou trop mince pour les parois. Le rebord est trop arrondi et mou ou, au contraire, coupé d’une façon trop sèche. Le verre est blanc ou bleuâtre ou légèrement jauni. Ne vous laissez donc pas servir par le marchand qui a intérêt à écouler tout son stock et qui prétend que tous ses verres sont pareils. Le marchand, si le public s’accoutumait aux soins que je vous suggère, se verrait bientôt obligé de prendre, pour sa clientèle populaire, les mêmes égards que lui impose sa clientèle riche. Il sait très bien, pour les articles de luxe, qu’il ne peut en forcer la vente. Le jour où la clientèle populaire s’apercevrait que ce n’est pas le marchand qui lui rend service en lui vendant, mais que c’est elle qui fait vivre le marchand, le jour où elle s’apercevrait de sa puissance, ce jour-là, le marchand, menacé de ne pouvoir se débarrasser des articles de rebut, ou des articles mal venus, prendrait ses précautions et, à leur tour, les industriels seraient obligés de s’inquiéter davantage de la valeur de leurs modèles. Par une suite de répercussions, le niveau artistique de la production nationale s’en verrait relevé. Faites donc acte personnel et public de goût en mettant du discernement dans tous vos achats.

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J’entrevois quelques objections. L’une, qui ne m’inquiète guère : vous conseillez le choix à des personnes qui, le plus souvent, n’ont pas de goût ou l’ont mauvais. Il est vrai, peu de personnes ont exercé leur goût ; mais la plupart des gens, quand ils veulent en prendre la peine, sont capables de bon sens. Il est très rare qu’on ait le goût franchement mauvais. Je me fie à la bonne volonté de ceux qui s’efforceront de prendre parti, à condition, bien entendu, qu’ils restent fidèles à mon premier précepte, et qu’ils ne songent ni à éblouir ni à imiter. L’autre objection est plus grave, puisqu’elle dérive des conditions économiques. Tout choix suppose une dépense de temps. Le conseil, applicable pour les personnes aisées qui ont de larges loisirs, ne l’est pas pour les travailleurs dont les minutes de repos sont parcimonieusement comptées. Cela n’est que trop exact, dans un trop grand nombre de cas, surtout lorsque la femme, au lieu de rester au foyer, est obligée, elle aussi, au travail extérieur. Je dirai donc aux travailleurs : prenez, de mon conseil, ce que vous en pourrez réaliser. Mais j’ajouterai : vous aurez plus de facilité pour choisir, c’est-à-dire pour tirer le meilleur profit de vos dépenses, si vous obtenez des journées de travail plus courtes, si vous jouissez régulièrement du repos hebdomadaire et si vous bénéficiez de la semaine anglaise. L’esthétique se joint donc à tant d’autres raisons que vous avez de vous organiser pour la défense de vos intérêts matériels et moraux.