code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La restauration des foyers Quelques préceptes (III), L’Humanité, « L’Actualité artistique », 20 mars 1916, p. 3.

Nous avons observé que des objets de prix semblable peuvent avoir une valeur d’art bien inégale. Nous en avons conclu qu’en toute occasion il convenait, pour ces achats, de réfléchir et de choisir.

Comment choisir ? C’est ce qu’il convient à présent d’examiner. Nous ne sommes pas un jury de concours. Nous n’avons pas de prix à décerner. Il ne s’agit pas de savoir, parmi ces verres, ces chaises, ces casseroles, quels sont les plus parfaits ou les moins défectueux. Nous allons acheter un verre, une chaise, une casserole et les emporter dans notre intérieur. Ce n’est donc pas dans la boutique et en comparant simplement les articles entre eux, c’est en vue de leur destination qu’il faudra nous déterminer.

Dans la boutique, nous discernerons le verre le mieux calibré, la chaise la plus solide, la casserole la moins lourde.  Mais ce n’est pas dans la boutique que nous saurons s’il faut choisir un gobelet ou un verre à pied, un verre uni ou côtelé, d’un blanc pur ou teinté de bleu. Dans le magasin, des chaises de même modèle se valent, qu’elles soient en noyer, en chêne clair, ciré, noirci. Que l’émail de la casserole soit bleu ou rouge, cela n’en fait pas plus mal dans un étalage.

Ce qu’il faut prévoir, c’est la figure que fera l’objet nouveau quand il sera introduit parmi ceux avec lesquels il est destiné à vivre et avec lesquels il formera une sorte de société. Quels que soient ses mérites personnels, rejetez-le s’il n’est pas capable de s’associer à un ensemble. Un objet remarquable peut déparer un intérieur et devenir odieux par ses qualités mêmes. Il vous a séduit par son originalité et voilà que, mis en place, il est criard et tapageur. Il vous a paru distingué, il est à présent terne et effacé. Au milieu de meubles à angles marqués, cette chaise arrondie paraît molle et indécise, au milieu de meubles onduleux, cette table aux lignes fermes devient anguleuse. Le bel émail bleu de votre casserole fait grincer les dents à côté d’un pot jaune. L’intrus, d’ailleurs, ne se contente pas de sa propre métamorphose : il abîme tout ce qu’il entoure. Vous ne savez pourquoi, mais ce fauteuil que vous aimiez tant a perdu de son charme depuis qu’il y a un nouveau tapis sur la table. Le décor des assiettes a verdi depuis que la soupière cassée a dû être remplacée.

La qualité essentielle d’un objet domestique, ce n’est pas sa beauté intrinsèque, c’est sa convenance : convenance multiple, convenance à son propriétaire, convenance à sa destination, convenance à son ambiance. C’est par l’accord, par l’harmonie entre les différents éléments qui le constituent que se forme la valeur d’un foyer. Ainsi se crée cette atmosphère de beauté dont on jouit sans s’en rendre compte et qui est, en même temps, une atmosphère de bonheur. Un riche, sans goût, peut entasser à prix d’or des objets de premier ordre, tous dignes, séparément, d’admiration, mais hostiles les uns aux autres. Il fera de sa maison un musée, mais il n’aura pas créé un intérieur. Au contraire, avec des éléments médiocres, il est possible d’établir une harmonie. Un orchestre n’est pas nécessairement bon parce que les pupitres en sont tenus par des artistes brillants. Si chacun d’eux songe à se faire valoir et à éclipser ses voisins, le résultat sera pitoyable. Un chef d’orchestre habile, en groupant et en disciplinant des musiciens ordinaires mais consciencieux, obtient des résultats remarquables.

Avec la même dépense particulière, on peut acheter des objets d’intérêt artistique très différent. Avec la même dépense globale, on peut obtenir un ensemble ou constituer un chaos. Quelques personnes, par instinct, savent ordonner ce qui les entoure. Leur personnalité se traduit par la tonalité générale de leur intérieur, qu’elles aiment les couleurs chantantes ou les tons neutres, les formes nettes ou estompées. Quelques-unes, je le répète, elles sont extrêmement rares, ont le goût franchement mauvais et choisissent spontanément ce qui est disparate. Le plus grand nombre est négligent ou indifférent. Certains imaginent qu’ils feraient mieux s’ils avaient plus d’argent : ils se trompent. Pourquoi seraient-ils capables de tirer tout le parti possible de plus grandes ressources, puisqu’ils ne profitent pas complètement des leurs ?

On me permettra d’y insister : mon désir est de parler pour tout le monde. Je ne trace pas le tableau d’un intérieur idéal que vous ne sauriez réaliser ; j’essaie de vous aider à obtenir, de vos moyens matériels, un résultat maximum. Je ne vous dirai pas : achetez des fleurs rares, disposez-les dans des vases précieux. Un tel conseil serait une dérision. Mais je vous prie, si vous pouvez vous payer le luxe de quelques fleurs, de prendre garde que, selon le cas, des violettes ou des coucous seront une tache plus jolie. J’ajoute que, parfois, le modeste bouquet de deux sous dans un simple vase à boire est, pour l’œil et le cœur, une plus véritable richesse que les plus coûteuses orchidées. Pour résumer : « Tout intérieur doit former un ensemble. N’achetez rien de disparate ».

*

L’application de cette règle ne suppose pas seulement de la volonté, de la réflexion. Elle ne met pas seulement en action cette faculté latente, le goût, dont nous sommes, presque tous, pourvus, mais que nous avons pris si rarement l’habitude d’exercer. Elle exige qu’en organisant le présent, nous envisagions l’avenir. L’intérieur que nous nous ingénierons de rendre harmonieux est une œuvre d’art, ainsi qu’une statue ou qu’un tableau. Mais, à la différence du tableau ou de la statue, il est appelé à se modifier sans cesse. L’usage le plus discret, le temps seul, vont travailler à détruire l’objet de nos soins. Le verre se brisera, la chaise deviendra boiteuse, la tenture pâlira, le tapis sera taché. Et c’est pourquoi, au moment où nous faisons quelque achat, il faut que nous nous préparions aux éventualités du lendemain. Une claire compréhension de nos facultés économiques est, en ce point, nécessaire, et la règle invariable doit être celle-ci : « Ne jamais acheter quelque chose dont l’entretien ou le renouvellement soit impossible ».

Une jolie nappe blanche sur la table est, évidemment, une fête pour le regard. Elle donne une impression de gaîté tranquille et ajoute à l’action bienfaisante du repas. Pourtant, avant de renoncer à la modeste toile cirée, compagne du travail, un peu fatiguée comme vous l’êtes vous-même, faites bien attention. La nappe blanche, éblouissante, devient facilement une nappe souillée et rebutante. Si vos bébés renversent de la soupe ou s’ils bousculent le verre de leur papa, il ne suffira plus, comme sur la toile cirée, d’un coup d’éponge ou de torchon pour réparer le mal. Il faudra garder une nappe sale ou changer la nappe. Une nappe blanche suppose plusieurs nappes. Elle suppose de fréquents blanchissages, c’est-à-dire surcroît de travail ou de dépenses. Elle se fatigue et il faut la raccommoder ou la faire repriser. Toutes ces prévisions n’ont-elles rien pour vous effrayer ? Tant mieux pour vous, achetez vos nappes. Sinon, ne vous séparez pas de votre toile cirée. Cette chaise vous séduit parce qu’elle est recouverte de tapisserie ou capitonnée de satin cerise. Prenez garde, la tapisserie sera vite crevée, le satin cerise bientôt élimé. Pourrez-vous, dans deux ans, dans cinq ans, les faire recouvrir ? Contentez-vous, croyez m’en, de simples chaises cannées qui dureront davantage et dont la réparation sera moins coûteuse. Voici une armoire au fronton sculpté, des couverts de table garnis de motifs compliqués, un cache-pot avec un décor en relief. Je ne discute pas leur valeur esthétique, mais lorsque ces parures seront couvertes de poussière ou encrassées, vous en tirerez moins de plaisir. Demandez-vous, avant d’acheter un objet, si vous pouvez y consacrer ou y faire consacrer le temps qu’il réclame et méfiez-vous du luxe dont vous seriez bientôt embarrassé.

*

Les précautions sont surtout délicates pour les objets qui forment groupe ou constituent des séries : rideaux de fenêtres, services et verrerie de table, chaises de salle à manger. C’est pour ceux-là, avant tout, qu’il faut résister à la tentation d’acquérir, un jour où votre budget s’y prête, les belles pièces dont vous avez envie. Carafes et verres sont pimpants, et vous les payez sans regret. Au premier verre brisé, vous déchanterez. Il faudra, pour réassortir le service, renoncer à telle autre dépense plus utile. Vous ferez ce sacrifice, une fois ; vous ne le renouvellerez pas. À côté de la jolie carafe et de son escorte de verres viendront se placer d’autres verres, je ne dis pas moins beaux, mais d’aspect différent. Vous serez puni d’avoir voulu trop bien faire. Quatre verres les plus simples qu’ils soient, mais frères entre eux, feront meilleur figure sur une table que du cristal dépareillé. Donc, « n’achetez jamais un ensemble d’objets sans être assurés de pouvoir les réassortir ».

Dans un prochain entretien, j’achèverai cette série de conseils généraux et j’aborderai ensuite l’étude rapide des problèmes particuliers que l’installation, le mobilier, la table, le décor de la maison peuvent susciter.

En post-scriptum : «  Guide élémentaire aux salles de sculpture du Louvre. – L’ordre logique conseille, en entrant dans les salles du Moyen Âge et de la Renaissance, d’examiner en premier lieu la première salle à gauche de la salle d’entrée. Cette salle, numérotée XXXVIII, est consacrée aux origines de l’art chrétien. L’aspect en est fort austère, elle est surtout destinée aux érudits. Il est possible, cependant, d’y prendre intérêt. Elle réunit des objets chrétiens des premiers siècles de notre ère, recueillis sur tous les points du monde méditerranéens : Syrie, Égypte, Italie aussi bien que France. Cela est possible parce que tous ces pays faisaient partie de l’Empire romain et qu’ils participaient tous à une même civilisation.  Ils ont donc exprimé de même façon, par des procédés plastiques empruntés à l’art gréco-romain, les idées ou les symboles chrétiens. La plupart des objets sont des tombes de pierre ou sarcophages, des fragments de mosaïques, des inscriptions funéraires. Dans des vitrines, on voit des menus objets de terre cuite ou de bronze destinés au culte. Les chrétiens usèrent de symboles dont le sens n’était compris que par eux. Des colombes, un poisson, un agneau, la vigne représentaient le Christ, un paon évoquait l’immortalité, une ancre rappelait la croix. Vous trouverez quelques-uns de ces symboles sur la plupart des objets exposés. En particulier, un bas-relief, venu de Syrie, sous la fenêtre de droite, en réunit un très grand nombre. Le sarcophage de saint Drausin, au milieu de la salle, est orné de la vigne. Remarquez le moulage d’une statuette célèbre qui représente le Bon Pasteur, c’est-à-dire le Christ, qui sauve les fidèles. La même allégorie est sculptée sur un sarcophage placé tout auprès. Ceux qui n’ignorent pas la sculpture antique prendront plaisir à voir comment les procédés de la plastique classique ont été employés, dans des bas-reliefs placés sur des sarcophages, à figurer le Christ avec les apôtres ou le prophète Élie enlevé au ciel ».