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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La restauration des foyers. Quelques préceptes (IV), L’Humanité, « L’Actualité artistique », 27 mars 1916, p. 3.

L’observation des conseils que j’ai formulés permettra à chacun, j’en ai la conviction, d’obtenir, avec ses ressources, une plus grande somme de joies. Tout au moins, elle n’induira jamais à faire des dépenses inconsidérées. L’esthétique est d’accord avec la raison comme avec la morale. Elle n’est pas capricieuse, elle est même opposée au caprice. Faite d’une série d’harmonies, c’est-à-dire de rapports exacts, elle exige que l’équilibre du budget soit respecté. Toute dépense excessive a comme rançon un désordre. L’objet trop luxueux n’est pas à sa place, il souligne la médiocrité de ce qui l’entoure ; il est impossible de lui donner les soins qu’il réclame ; l’argent, enfin, qu’il a absorbé manque pour d’autres soins pressants. J’irai plus loin : des scrupules de pure et saine économie peuvent avoir, par eux-mêmes, des résultats esthétiques et c’est pourquoi je ne crois pas sortir de mon domaine en rappelant qu’il ne faut jamais acheter un objet dont l’utilité n’aura pas été bien reconnue.

« Pourquoi avez-vous acheté ce vase, cette table, cette commode ? » Parce que vous avez profité d’une occasion, que le prix vous paraissait avantageux. Vous vous êtes laissé séduire par l’objet, peut-être par le boniment du marchand. Vous n’en aviez pas un besoin immédiat et, la veille, vous n’y songiez pas. Vous vous êtes dit que cela pouvait toujours servir et, un moment même, en vous montant un peu la tête, vous vous êtes persuadé que c’était indispensable.

Vous rentrez avec votre emplette et vous vous apercevez qu’elle fait double emploi, que, d’ailleurs, vous n’avez pas la place pour la mettre. Le résultat de votre opération est complet : vous vous êtes encombré d’un objet inutile, vous n’avez pas, bien au contraire, embelli votre intérieur ; vous avez gaspillé votre argent. Si vous aviez de l’argent de trop, pourquoi n’avez-vous pas pris des bons de la Défense nationale ? Avant longtemps vous auriez été bien aise de retrouver la petite somme épargnée dont vous auriez fait un plus utile usage.

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Après tout, me direz-vous, il n’y a pas à cela grand mal. Admettons-le : vous en subissez pourtant un préjudice. Le mal serait considérable si, en telle occurrence, vous vous étiez endetté. Ne vous récriez pas, vous êtes capable de le faire. N’avez-vous jamais été tenté par ces grandes réclames qui s’étalent à la quatrième page des journaux ? Une rhétorique insinuante s’y déploie pour vous convaincre. La bicyclette, le phonographe qu’on vous propose ont tous les perfectionnements connus et même quelques améliorations inédites, la collection de livres qu’on vous offre est indispensable dans tout intérieur, elle réunit les plus hautes manifestations du génie humain. Pour vous livrer immédiatement ces merveilles, on vous demande de payer seulement cinq ou six francs par mois. Pour comble de faveurs et pour faire tomber vos dernières hésitations, vous recevrez une prime gratuite : objet d’art signé par un de nos meilleurs artistes, garniture de cheminée imitant parfaitement le bronze et le marbre, étagère de style.

Avouez-le, vous vous êtes laissé éblouir et vous avez signé. Vous n’avez pas réfléchi que cette réclame séductrice coûtait fort cher, que la prime c’était vous qui la payiez ; que le crédit se paie également. Vous n’avez pas pris la peine de comparer le prix des mêmes objets au comptant et de vous assurer que la majoration n’était pas exagérée. La plus regrettable est que vous n’aviez pas besoin d’une bicyclette, que le phonographe vous a vite lassé, à moins qu’il ne se soit aussitôt détraqué. Quant aux chefs-d’œuvre, les trois quarts d’entre eux n’ont qu’un très faible intérêt. Ce qui est assuré, c’est que, tous les mois, votre budget est écorné. Je ne parle pas des primes, que vous avez sans doute estimées rapidement à leur juste valeur. Donc, je ne vous dirai pas de ne jamais acheter à crédit, mais de n’user du crédit que pour les objets indispensables.

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Puisque j’ai été conduit à parler des primes par lesquelles on amorce la clientèle, pourquoi ne pas en profiter pour faire le procès des tickets-primes qui sévissent, depuis quelques années, même pour les achats au comptant ? Je ne me place pas, naturellement, au point de vue de vue économique, qui n’est pas le mien, et n’insiste pas sur le caractère parasite de sociétés qui vivent, à la fois, aux dépens des commerçants, auxquels elles s’imposent, et du public qui est grugé. Je me contenterai de faire remarquer que, sauf exception, les objets donnés en prime sont des tape-à-l’œil, non seulement sans valeur artistique, mais du goût le plus détestable. Leur choix indique le plus profond mépris pour les classes laborieuses que l’on prétend aguicher par des oripeaux. Si votre fournisseur vous sert bien, ne le quittez pas parce qu’il vous offre des tickets-primes ; mais ne vous laissez pas attirer dans une boutique par un appât qu’en définitive vous paierez bien plus cher qu’il ne vaut.

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Donc, « n’achetez jamais un objet par caprice. Méfiez-vous du crédit ; méfiez-vous des primes ». J’ajoute, dans le même ordre, un dernier conseil : dans la mesure du possible, « sériez vos achats ».

Même si vous disposiez d’une énorme fortune, il ne vous serait pas possible de réaliser immédiatement et d’un seul coup l’intérieur dans lequel vous devez vivre. D’abord, parce que votre famille est destinée à se modifier, augmentée par la naissance des enfants, diminuée par le départ des adultes et aussi par les morts. Puis, parce que vos occupations peuvent changer et que vos goûts sont appelés à évoluer certainement. J’ajoute que si vous pouviez d’emblée réaliser totalement votre intérieur, je vous plaindrais, car on ne s’attache vraiment qu’aux choses que l’on crée peu à peu et que l’on perfectionne par un effort continu. Mais ce n’est pas le danger qui vous menace, et vous serez bien plutôt embarrassé pour décider entre ce que vous devez acquérir d’abord et ce qu’il est préférable ou possible d’ajourner. C’est de cette façon, tout au moins, que la question se présentera pour les réfugiés, quand viendra l’heure bénie de reconstituer les foyers.

Ceux-ci, sans calcul, se procureront sur-le-champ, les premiers objets auxquels ils auront pensé, s’exposeront à de regrettables surprises. Ceux qui, par contre, auront mûrement réfléchi – et le temps, hélas ! ne leur aura pas manqué pour le faire – et qui auront fait le départ entre différents groupes d’urgence inégale, ceux-là s’éviteront des mécomptes et ordonneront plus rapidement leurs foyers. En toute occasion, il faut agir de même. Dans un intérieur, modeste ou riche, il y a constamment des objets qui demandent à être renouvelés ou transformés. Il convient de bien réfléchir, de classer les dépenses à faire, de parer au plus pressé, de répartir sur plusieurs mois, même sur plusieurs années, les modifications que l’on rêve. C’est ce que j’appelle sérier les achats.

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À présent, je l’avoue non sans confusion, j’ai épuisé les ressources de ma sagesse. J’espère que vous pourrez tirer quelque profit des règles que je vous ai suggérées. Si celles-ci vous paraissent insuffisantes et vagues, je le regrette. Soyez certains que si j’en connaissais de plus précises, je n’aurais pas manqué de vous les communiquer.

En post-scriptum : « Guide élémentaire aux salles de sculpture du Louvre (II). – Après les invasions barbares, la sculpture disparut pendant plusieurs siècles en Occident. Le christianisme lui était hostile, parce qu’il redoutait les idoles, les barbares avaient une horreur instinctive de la figuration des êtres vivants. C’est seulement au XIe siècle, après une interruption de cinq ou six siècles, que l’on a recommencé à sculpter. Il a fallu alors de grands efforts pour renouveler l’art. On peut en deviner une partie en visitant les salles IX et II, où sont exposés – à côté d’autres monuments beaucoup plus récents dont on ne tiendra pas compte – quelques fragments de la sculpture de l’époque romane. Ces fragments, bien qu’ils aient été récemment enrichis, sont peu de chose pour mesurer le travail accompli au cours du XIe et du XIIe siècles. La sculpture était presque exclusivement employée à la décoration des églises ; dans un pays qui n’était pas unifié, elle avait des allures très diverses, selon les régions. Pour s’en rendre compte, pour mesurer les richesses de l’imagination des artistes romans, pour connaître les œuvres les plus célèbres, c’est au musée de moulages du Trocadéro qu’il faudrait aller. Ici, nous n’avons que quelques éléments, mais ce sont des originaux dont l’étude est particulièrement riche et ils permettent de faire quelques observations générales. Un chapiteau, placé près de la fenêtre de gauche de la salle IX, représente Daniel entre deux lions. L’œuvre est très maladroite, mais l’on devine la volonté de rendre la vie. On sent aussi que l’artiste a imité des œuvres d’une autre technique. En effet, les sculpteurs romans se sont guidés non seulement sur des monuments de sculpture antique, mais sur des miniatures, des ivoires, des étoffes venant surtout d’Orient. Les deux lions imitent sûrement des images orientales. Les proportions sont lourdes et courtes. Sur un chapiteau placé sous l’autre fenêtre de la même salle est figurée l’Annonciation. L’œuvre est très maladroite : mais, si vous regardez, au mur en face, un retable (dessus d’autel) en pierre, qui vient de la région parisienne, vous serez frappé de retrouver le même sujet, composé d’une façon presque identique, mais avec une vivacité nouvelle. Ce retable, où sont représentés, côte à côte, l’Annonciation, la Vierge et l’Enfant, le Baptême du Christ, est intéressant à plus d’un titre : par le sentiment religieux, qui est grave, roide et intense, par le sentiment dramatique, qui est vif, malgré les maladresses, par le sentiment coloriste : le bas-relief porte des traces très apparentes de couleurs, ce qui était à cette époque une règle presque générale, enfin par le goût de la décoration formée de rinceaux stylisés, mêlés d’oiseaux et d’êtres fantastiques, ce qui est également la note dominante à cette époque. L’ensemble a une belle allure et indique que les artistes étaient arrivés à concilier la vie et le caractère monumental ».