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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Le livre que M. Lucien Magne consacre à l’étude du fer est le quatrième d’une série d’ouvrages dont l’objet général est l’analyse de l’art appliqué aux métiers. J’ai, lors de leur publication, signalé les volumes précédemment parus, dans lesquels la pierre, la terre, le verre étaient, tour à tour, examinés.
Si j’avais à faire la critique du volume actuel, je renouvellerais des réserves, que j’ai déjà formulées à propos de ses aînés. Je regrette des développements historiques, excessifs pour des lecteurs techniciens, très insuffisants pour des lecteurs érudits, et, de même, des développements techniques qui, surabondants ou trop réduits, satisferont, en réalité, peu de lecteurs. Je déplore l’absence totale de références et de bibliographie. M. Magne n’est pas le premier à découvrir les sujets qu’il traite ; il rendrait service à tous ceux qui s’intéressent à ces questions en leur suggérant des lectures, des recherches, en leur indiquant des recueils de planches. Il me semble, enfin, qu’au lieu d’hésiter et d’osciller perpétuellement entre l’ordre historique et l’ordre logique, il aurait dû prendre résolument parti. Dans ma pensée, il n’y a aucun doute : étant donné l’objet qu’il se propose, c’est l’ordre logique qu’il devait adopter, dût-il en être contraint à garder par devers lui le plus grand nombre des exemples que lui suggère sa très riche érudition.
Toutes ces observations ne visent que la forme de l’ouvrage. Je ne les fais pas pour en diminuer la valeur. Je m’inquiète, au contraire, des procédés d’exposition parce que je les voudrais absolument persuasifs, parfaits, capables de répandre, de la façon la plus large, la doctrine de M. Lucien Magne, doctrine qui, sans aucune réserve, est digne de notre adhésion.
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Cette doctrine est celle-là même que j’ai eu, plusieurs fois, l’occasion de développer et qui prétend défendre contre le caprice et l’arbitraire l’application de l’art aux usages de la vie, pour faire dominer, partout, des principes rationnels. Il faut la répéter encore et il faudra la claironner bien longtemps avant qu’elle se soit imposée. Elle peut se résumer ainsi : l’art consiste à satisfaire aux données d’un programme en respectant l’esprit de la matière.
Le problème se pose de la même façon qu’il s’agisse de bâtir un palais, d’établir un meuble, de produire un verre à boire ou une bague. Dans tous les cas, le premier objet de l’artiste est de répondre aux exigences de la vie : si le palais n’est pas habitable, si le meuble manque de confort, si le verre n’est pas équilibré, si la bague est lourde ou déchire le doigt, aucun mérite ne peut prévaloir contre l’absurde ; l’œuvre est condamnée. Mais, quand il s’est pénétré du programme que la vie lui impose, l’artiste, pour le résoudre, doit entreprendre une lutte avec la matière qu’il veut œuvrer. Cette matière ou plutôt ces matières ne sont pas indifférentes et passives ; elles ne se prêtent pas à toutes les fantaisies de l’imagination. Elles ont leur physionomie qui dérive de la réunion de plusieurs traits : pesanteur, résistance, élasticité, souplesse, couleur, grain, dimensions naturelles s’il s’agit de bois, d’ivoire… Il est donc impossible de dessiner un projet sans s’être préoccupé de la matière par laquelle ce projet sera traduit ou en laissant ce soin à quelque autre. À procéder ainsi, on n’obtiendra que des résultats, médiocres ou détestables. Il faut que l’artiste apprenne à penser et à composer selon l’esprit de chaque matière.
M. Lucien Magne essaye de l’y entraîner. Chaque matière a son décor ; entendez par là qu’elle se prête à des applications déterminées : certaines formes lui conviennent. Cette décence, ce décor, sont des données dont l’artiste n’est pas maître, et devant lesquelles il ne peut que s’incliner.
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La méconnaissance de ces principes est la source essentielle des erreurs artistiques dont nous sommes infestés. C’est par mépris des programmes que l’on fait les fausses façades, ou qu’on répète, pour les objets usuels, les formes et les styles qui répondirent, il y a plus d’un siècle ou il y a plusieurs siècles, aux besoins de générations dont nous avons répudié les lois, les goûts et les usages.
C’est par ignorance ou mépris des lois de la matière que nous avons développé partout le mensonge et le simili : plâtres imitant la pierre, stuc imitant le marbre, papier simulant la toile, zinc simulant le bronze. Par une aberration semblable, des artistes imposent à certaines matières des partis pris qui conviennent à d’autres matières tout à fait différentes et font subir au fer et au ciment armé les lois de la pierre ou du bois.
Nous ne nous révoltons pas de voir la décoration séparée de la construction. Il nous semble naturel qu’un architecte succède à un ingénieur dont il aura à embellir l’œuvre ; qu’un sculpteur travaille à la façade d’un édifice, sans avoir reçu les données de l’architecte, quelquefois sans le connaître. Notre œil admet de prétendus embellissements qui ne sont ni dans l’esprit ni à l’échelle d’un bâtiment, qui n’en soulignent pas les éléments constructifs et qui souvent, les dissimulent s’ils ne les faussent.
Nous savons qu’un musicien écrit pour tel ou tel instrument : quand il orchestre une symphonie, il demande à la harpe, aux violons, aux cuivres, de traduire sa pensée selon leurs timbres particuliers. Nous ne le plaignons pas d’être asservi aux exigences de ses interprètes ; son imagination s’échauffe et s’exalte dans cette lutte même. Mais nous ne demandons pas à ceux qui font œuvre plastique de composer pour le bois, la terre ou le verre.
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En analysant les chefs-d’œuvre de la ferronnerie, M. Magne montre comment, aux grandes époques de l’art, l’entente raisonnée de la technique a guidé les artistes. J’aurais plaisir à reprendre, avec vous, cette étude et à vous montrer combien l’établissement d’une grille comporte de solutions techniques et comment cette diversité de métier se prête à la variété des conceptions artistiques. Mais le fer suscite des problèmes plus spéciaux, problèmes auxquels les événements actuels donnent un caractère d’activité extrême. Matériau traditionnel pour la ferronnerie, la quincaillerie, la serrurerie, les armes, il est devenu, au XIXe siècle, à la suite d’un progrès scientifique immense, un matériau de construction. Toute une série d’œuvres importantes et heureuses, conçues par des architectes novateurs, auraient dû suffire à s’en autoriser l’usage. Mais nous sommes atteints d’une routine incurable et, malgré la Bibliothèque Sainte-Geneviève et la Bibliothèque Nationale, malgré les Halles de Paris, malgré l’église Saint-Eugène ou l’église Saint-Augustin, malgré l’autorité de Labrouste, d’Horeau, de Baltard, nous en sommes encore à discuter si la construction en fer peut se justifier autrement que par la nécessité et si elle peut se plier à des exigences artistiques.
M. Magne s’élève avec une véhémence légitime contre les esthéticiens, plus brillants qu’informés qui, d’un jugement sommaire, ont condamné le fer, incompatible, d’après eux, avec les formes de l’art. Le fer, comme toute matière, se prête à des effets caractéristiques. Le jour où nos ingénieurs-architectes l’auront complètement discipliné, il aura son esthétique qui finira par se faire reconnaître. Pour le moment, nous sommes dans une phase de recherches. M. Magne nous le fait comprendre en nous montrant les systèmes successifs qui, depuis le pont des Arts construit en 1801, ont servi à lancer des viaducs ou des ponts, systèmes dont le pont des Saints-Pères, le pont Alexandre-III, pont Mirabeau et, tout dernièrement le pont de Grenelle, nous permettent, sans sortir de Paris, de suivre l’évolution. Les ingénieurs n’ont certainement pas dit leur dernier mot. Leurs découvertes rendront de plus en plus riches les applications du fer qui se prêtera à l’exécution des programmes les plus divers.
D’autre part, les artistes s’enhardiront et leur imagination s’élèvera à la hauteur des moyens dont ils disposent. « Nous en sommes encore, dit M. Magne, à chercher les formes de la construction métallique. Et cependant nous ne sommes gênés par aucune tradition ». Aucune tradition du fer s’entend, mais bien des préjugés issus de la tradition de la pierre ont pesé sur les artistes. Il leur faut s’abandonner sans réticence aux exigences et aussi aux possibilités que présente le fer. Un champ admirable est ouvert aux imaginations audacieuses.
Le public, cela va sans dire, est plus timide encore. Lui aussi finira par s’habituer aux aspects du fer. Il cessera de réclamer partout les volumes et les profils avec lesquels la pierre et le bois l’ont familiarisé. Il renoncera à trouver un pilier trop grêle, parce qu’exécuté en marbre il serait débile et il ne s’inquiétera plus de voir donner aux poutres d’acier une portée qu’une poutre de bois n’aurait pu fournir. Il s’enhardira à contempler les fermes métalliques qui, d’un jet svelte et d’une courbe sûre, enveloppent des espaces immenses. Ou plutôt, il retrouvera les émotions et la joie qui saisirent les Français du XIIIe siècle quand ils contemplèrent les premières cathédrales dressées avec une infinie hardiesse par les architectes gothiques, précurseurs valables de l’architecture du fer. De grandes verrières remplirent les baies de l’architecture gothique. Des verrières, des décorations de céramique, les ressources de la ferronnerie même enrichiront l’architecture nouvelle.
Ai-je besoin d’ajouter que si notre confiance est tout acquise à l’esthétique du fer, toutes sortes de raisons pratiques nous conseillent aussi son emploi. Il est apparu à son heure, au moment où l’invention de chemins de fer réclamait, pour les gares, des halls que les matériaux anciens se seraient en vain efforcés de fournir. Il est chaque jour plus nécessaire à mesure que notre civilisation tend davantage à réunir les hommes par groupes immenses pour leur travail, pour leur plaisir, pour leur éducation, pour leur vie politique.
Au lendemain de la guerre, le fer s’offrira comme un matériau rapide et commode. Les usines multipliées pendant la tourmente, pour fabriquer des canons, des rails, tous les auxiliaires mécaniques de la lutte, se transformeront aisément pour fournir des éléments de construction. La nécessité conseillera l’usage du fer comme d’ailleurs celui du ciment armé. Il faut proclamer bien haut que cette contrainte n’y aura rien de funeste. Elle contribuera à ce renouveau d’art que nous sommes en droit de prévoir et que nos artistes ont le devoir de préparer.