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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Les préludes d’une architecture nouvelle, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 10 avril 1916, p. 3.

Tous ceux qui escomptent, au lendemain de la guerre, un épanouissement et un renouvellement de nos arts et qui se font un devoir et une joie d’y concourir dans la mesure de leurs forces, interrogent l’architecture et attendent d’elle qu’elle donne le signal et prenne la tête de la rénovation. Ils le savent à toutes les grandes époques, l’architecture, en tous pays, a été la maîtresse impérieuse qui assignait aux autres arts plastiques leur domaine et leur imposait leur physionomie. Sans prétendre régler entièrement l’avenir sur le passé et restaurer une exacte discipline, si contraire à nos mœurs actuelles, ils n’ignorent pas que le malaise dont nous avons souffert dans la période contemporaine dérive, en grande partie, de l’anarchie individualiste. Aussi appellent-ils de leurs vœux l’avènement d’une architecture éclatante, capable de s’imposer aux esprits et de reprendre l’œuvre directrice que lui assigne l’histoire et à laquelle elle a trop longtemps failli.

Un tel espoir paraîtra peut-être vain, lointain ou même chimérique à ceux qui sont obsédés par les doléances que l’architecture du XIXe siècle a constamment suscitées. À chaque instant, on entend répéter que l’architecture contemporaine a été stérile, que notre époque n’a pas de style. Ces lamentations ne sont pas proférées, on le devine, par les artistes ou les critiques officiels, toujours disposés à se déclarer satisfaits quand on ne dérange pas leurs habitudes routinières. Elles sont émises par ceux qu’indignent le pastiche, l’habileté sans envergure, la science sans inspiration. Elles sont une protestation nécessaire contre des manifestations sans cesse renouvelées de médiocrité ou d’impuissance. Aiguillon destiné à réveiller et exciter les artistes, elles dépassent le but, si elles arrivent à nous décourager de tout effort, à nous paralyser et à nous persuader de notre impuissance.

Il convient donc de réagir et de rétablir notre confiance par une application plus impartiale, ou plus avertie de la réalité. Les doléances qui sont devenues un lieu commun ont un fondement véritable, mais elles ne disent qu’une partie de la vérité. Les tares, qu’elles attribuent au XIXe siècle ne sont que trop réelles ; mais il n’est pas vrai qu’il ait été une époque stérile ; il est faux qu’il n’ait connu que le piétinement. Il n’y a pas eu stagnation et, s’il n’y a pas eu style, il y a eu une longue, obscure, parfois douloureuse élaboration, dont les artistes de demain sont appelés à recueillir le bénéfice.

Voilà ce qu’il faut établir, tout d’abord, si l’on veut envisager l’avenir avec fermeté. En même temps, il est nécessaire de reconnaître et de dénoncer les causes qui ont altéré et contrarié ou retardé l’évolution artistique. Si nous établissons que ces causes n’ont rien d’inéluctable, qu’elles peuvent être combattues et réduites ; si quelques-unes d’entre elles, ont dès à présent disparu, nous aurons encore fortifié cette confiance, cette liberté d’esprit, cette allégresse de cœur sans lesquelles il est impossible d’entreprendre et de mener à bien de grandes choses.

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On ne pensera pas, tout d’abord, sérieusement, que la période contemporaine ait été réellement stérile, et que, dans la production énorme qui a été la sienne, production numériquement plus abondante et plus variée qu’à aucune autre époque, il n’y ait eu trace ni manifestation de talents. Il est vrai que, de cette production, la plus grande partie est répétition mécanique dépourvue de toute valeur. Des milliers de maisons de rapport ne sont que des bâtisses et échappent à toute appréciation artistique. Cependant, même en cet ordre, on n’imaginera pas que jamais une idée ingénieuse, jamais une vue nouvelle n’aient été apportées. L’on ne supposera pas, surtout, que, parmi tant d’architectes qui ont dirigé et accompli de grands travaux, il n’y ait pas eu des hommes remarquables, de véritables et de grands artistes. Il serait inconcevable que, dans un siècle fertile en esprits supérieurs de tout ordre, il ne se soit rencontré d’architectes dignes de ce titre. Des hommes dont le nom a été prononcé avec respect par le monde entier, qui ont attiré des élèves venus des pays les plus des hommes qui ont été considérés comme leurs pairs par des peintres et des sculpteurs de génie, des hommes, enfin, qui ont quelquefois atteint une réputation populaire, ne peuvent pas avoir usurpé toute leur renommée.

Qu’ils se soient trop souvent trompés, fourvoyés, que la plupart de leurs conceptions n’aient été que des erreurs, je n’en disconviens pas. Mais je me réserve de vous montrer, tout de suite, que, de ces erreurs, ils ne sont ni uniquement ni même principalement responsables. Pourtant, dans leurs plus déplorables aberrations, ils ont témoigné du goût, de l’originalité, un esprit même d’invention. Quand nous serons sortis de l’ornière, complètement dégagés des contraintes qui ont pesé sur eux et que nous pourrons les étudier sans colère et sans danger, nous resterons, j’en suis assuré, étonnés de la somme de connaissances, de la qualité d’art qu’ils ont déployées dans celles de leurs productions que nous condamnons avec le plus d’énergie et que nous condamnons avec raison, en ce moment, parce qu’il importe, tout d’abord, que nous soyons délivrés définitivement de leur emprise.

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S’ils eurent une valeur considérable, pourquoi sommes-nous obligés, aujourd’hui, de les répudier ? C’est qu’ils ont vécu au milieu de conditions multiples qui ont faussé leur production. Leur talent leur appartient. La plupart de leurs fautes sont imputables à leur temps. Nul être humain n’échappe à l’action de son ambiance. Nul artiste ne peut s’affranchir de son milieu. Mais, parmi les artistes, les architectes y sont particulièrement asservis. Réfléchissez-y : un peintre, pourvu qu’il ne soit pas hanté par des inspirations monumentales, parfait son œuvre dans son atelier et réalise son idée quand bien même il ne devrait jamais rencontrer de mécène pour l’acquérir. Un sculpteur, à qui la clientèle refusera la joie des matières définitives, pierre, marbre ou bronze, peut, du moins, exécuter en plâtre la statue où il a mis sa personnalité. Il n’en est pas de même pour l’architecte. S’il ne reçoit pas, de commande, les palais, les temples, les édifices quels qu’ils soient qu’il a imaginés n’auront jamais un commencement même d’exécution. Ils demeureront sur le papier, comme les reflets d’un songe que la vie a repoussé. Sans doute, de semblables projets ne sont pas méprisables. Il en est qui ont inspiré des générations d’artistes et ont eu plus d’influence sur l’évolution esthétique que des édifices réalisés. Mais un architecte ne peut, pour les raisons les plus impérieuses, se résigner constamment au rôle de théoricien ; il ne peut abandonner la place à d’autres qu’il estime inférieurs à lui. Force lui est de travailler pour ses contemporains.

Or, jusqu’à la Révolution et si loin qu’on remonte dans le passé, tous ceux qui s’adressaient à un architecte le faisaient avec une préoccupation invariable. Ils lui demandaient de suivre le goût du jour, sans s’embarrasser des modes du temps passé. On ne redoutait pas la nouveauté ; on dédaignait au contraire les idées désuètes ; tout ce qui était ancien était périmé et cessait d’être compris. Le roi, quand il faisait édifier un palais, les seigneurs, quand ils élevaient les châteaux, les bourgeois, dans leurs maisons, procédaient selon le même esprit. Bien plus, si, au lieu de construire toutes pièces, il s’agissait de réparer ou d’agrandir un bâtiment, d’ajouter une aile à un corps de logis ou de continuer les travaux d’une église, l’architecte ne se préoccupait, en aucune façon, de respecter le style, de ses devanciers naïvement, sans hypocrisie, il travaillait selon les vues du moment, greffait le gothique sur le roman, l’art classique sur le flamboyant, et chacun l’applaudissait, estimant que c’était bien ainsi.

De telles dispositions favorisaient singulièrement l’architecture. Une bourgeoise élégante ne porte pas volontiers ses robes plusieurs années de suite ; si, par un hasard extraordinaire, elle retrouvait dans une armoire une robe vieille de dix ans mais qu’elle aurait à peine mise jadis et qui se serait parfaitement conservée, elle n’oserait la revêtir parce qu’elle se sentirait infailliblement ridicule à vouloir l’exhiber. Qu’en résulte-t-il ? Les couturiers pressés par les demandes constantes de la clientèle, encouragés par l’accueil universel qui est fait à leurs créations, ne cessent de travailler, de produire et maintiennent à l’art du costume une réputation indiscutable. Avec moins de trépidation et de hâte, c’était là jadis la condition faite à l’architecture.

Le XIXe siècle a tout changé. Toutes les fois qu’un gouvernement, une administration, un particulier ont demandé le concours d’un architecte, ils l’ont fait avec la crainte qu’une imagination trop hardie vint leur proposer des formes trop originales. Ils ne se sont sentis en repos et le goût public ne s’est déclaré satisfait, que lorsque l’œuvre récente évoquait le souvenir d’époques disparues. Qu’elle imitât l’Antiquité, le Moyen Âge ou la Renaissance, l’essentiel était qu’elle imitât quelque chose et que le respect dû aux Grecs, aux gothiques ou à Florence, pût servir de garantie de sa valeur.

Comment expliquer une aberration si générale ? On a pu y découvrir des causes politiques. La Révolution s’est enthousiasmée pour l’Antiquité classique dont elle prétendait imiter les vertus et Napoléon pour l’Empire romain qu’il voulait ressusciter. La Restauration, qui renouait la chaîne des temps et cherchait, dans les traditions nationales, des éléments de popularité, a favorisé tout ce qui rappelait la France royale. Les catholiques militants ont essayé de ranimer la foi en copiant les temples élevés aux époques de ferveur.

Toutes ces influences ont certainement agi ; mais elles ne suffisent pas à expliquer la totale abdication du goût public. Comment se fait-il que des générations qui se satisfaisaient de l’ordre religieux, politique et social traditionnel et considéraient la coutume et l’autorité comme des principes valables dans la conduite de la vie aient éprouvé pour leurs mobiliers, pour leurs habitations, leurs palais et leurs temples un perpétuel besoin d’évolution que nous ne manifestons plus aujourd’hui que dans le costume, tandis que des générations grandies dans une atmosphère de révolution, habituées à tout discuter, entraînées à de fréquents bouleversements aient été incapables de formuler une esthétique originale et se soient retranchées et étayées perpétuellement, en art, sur l’admiration du passé ? Il faut, pour expliquer une anomalie si singulière, une cause générale et j’essayerai de le montrer dans un prochain entretien.