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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

« L’art français n’est pas munichois », L’Humanité, « L’Actualité artistique », 18 avril 1916, p. 3.

Peu de temps avant la guerre, quelques artistes et amis des arts se réunirent. Ils étaient rapprochés par une estime mutuelle, par des sympathies esthétiques communes et par une préoccupation intense de notre prospérité nationale. Ils s’inquiétaient des difficultés que rencontrait la préparation de l’Exposition internationale des arts décoratifs projetée, alors, pour 1916. Ils craignaient de voir encore retardé le fruit de tant d’efforts et résolurent de se concerter pour encourager et soutenir, par tous les moyens en leur pouvoir, un mouvement qu’ils estimaient si nécessaire. Ainsi fut constitué un groupement qui choisit pour titre clair et significatif le nom d’Art français moderne. Par une particularité qui semblera d’abord singulière, les fondateurs de l’Art français moderne décidèrent de ne pas former de recrues et de ne pas solliciter d’adhérents. C’est qu’ils entendaient préserver leur action de toute déviation, en garder la direction et aussi en assurer toute la responsabilité. Ils sont, à l’heure présente, vingt cinq et ce nombre, selon les vraisemblances, ne sera pas dépassé. Je ferais avec joie leur éloge si je n’avais l’honneur de figurer parmi eux ; mais je puis dire, tout au moins, que leur situation, leur caractère, leurs antécédents les mettent à l’abri de tout soupçon d’ambition ou d’agissements personnels. Très différents les uns des autres, je ne dis pas par le talent ou la notoriété, mais par leurs occupations ou leurs fonctions, ils se placent, dans l’examen des mêmes problèmes, à des points de vue divers, s’éclairent ainsi mutuellement et envisagent, avec toute son ampleur et en parfaite solidarité, l’action désintéressée et patriotique qu’ils ont entreprise.

Cette action, la guerre l’a différée, mais elle lui a conféré une importance nouvelle. Il importe que, dans la lutte, pacifique mais ardente, qui succédera aux mêlées meurtrières, la France déploie la même énergie, la même puissance qu’elle manifeste au cœur du danger. Elle rivalisera avec les autres nations dans la production économique : qu’il s’agisse de métallurgie, de textiles, de produits chimiques, elle n’abdiquera devant personne ; mais, pour les industries d’art, pour parer, embellir et ennoblir, elle doit, si elle veut rester digne de son propre passé, tenir le premier rang et donner des exemples au monde. Pour conserver ce rôle magnifique, les membres de l’Art français moderne affirment, avec l’énergie d’une conviction réfléchie, qu’il n’est pas suffisant de faire valoir le trésor accumulé par les siècles. Si riche que soit la tradition de la France, elle ne peut répondre indéfiniment aux besoins et aux goûts du temps présent. À se confiner dans l’admiration et la répétition perpétuelle des formes anciennes, elle céderait la place à d’autres nations, moins bien douées mais plus audacieuses, et laisserait se répandre l’erreur détestable qu’elle est vieillie, fatiguée, que sa sève est tarie.

Nous ne sommes un peuple ni fatigué ni vieilli ; j’en jure par les héros de la Marne, de l’Yser, de Verdun. Tant de ressort, tant d’ingéniosité, tant de souplesse dans la nation surprise et qui a surpassé l’attente de ceux-là mêmes qui avaient, pour elle, le plus d’admiration, témoignent de notre jeunesse inaltérée. Demain, notre vitalité sera accrue : nous bénéficierons d’un élan incomparable ; nous aurons cette confiance qui nous manquait naguère et sans laquelle, je ne cesserai de le proclamer, on ne fait rien de grand. Nos arts appliqués surprendront le monde par la variété, la noblesse, le bonheur de leurs interventions. Mais  pour qu’un pareil mouvement se produise, il ne suffira pas de triompher des obstacles que l’on dénoncerait, avant la tourmente : la résistance de certains industriels, la crise de l’apprentissage, la routine du public. Il faudra lutter encore contre des préjugés nouveaux que la guerre a suscités, et notre groupement, au moment où il publie son premier bulletin, croit nécessaire d’affirmer d’abord que « l’art français moderne n’est pas munichois ».

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L’art français moderne n’est pas munichois ; je l’ai proclamé à plusieurs reprises dans ce feuilleton. M. Raymond Koechlin le démontre dans une étude très érudite, très fine, riche de faits et d’idées, propre à porter la conviction chez ceux qui se donneront la peine de raisonner. Après avoir écarté la peinture et la sculpture, pour lesquelles il ne saurait être question d’influence allemande, M. Koechlin examine, en Allemagne et en France, l’évolution de l’architecture et des arts appliqués à la vie. Par une argumentation très serrée, que je regrette de ne pouvoir intégralement reproduire, il établit quelques conclusions essentielles.

L’architecture a commencé à se renouveler, en France, dès la première moitié du XIXe siècle et elle a poursuivi ses recherches avec continuité ; elle ne peut dériver de l’architecture allemande, dont l’évolution date à peine de quelques années. Si, à certains moments il y a eu des ressemblances entre les constructions novatrices en France et en Allemagne, c’est parce que les artistes des deux côtés du Rhin partaient de principes analogues et prétendaient également faire œuvre rationnelle. Mais les conceptions allemandes se sont immédiatement différenciées par une lourdeur, un parti pris excessif, une tension artificielle et aussi un penchant pour le colossal, par quoi elles se distinguent de l’imagination claire, fleurie et aisée de nos architectes.

Pour les arts appliqués à la vie, nous avons aussi devancé l’Allemagne. Nos décorateurs cherchèrent d’abord l’originalité en s’inspirant des formes vivantes et en transportant dans leurs œuvres les libres arabesques et les courbes sinueuses que décrivent les plantes et les fleurs. Ils ont, depuis lors, discipliné leur imagination pour satisfaire aux besoins sans violenter l’esprit des matières. Dans ces étapes successives, ils n’ont pris conseil que d’eux-mêmes ou, s’ils ont jeté les yeux au dehors, c’est le Japon, l’Angleterre, la Belgique et non l’Allemagne qui les ont d’abord impressionnés. Les Allemands, partis plus tard, ont, eux aussi, cherché la logique, qu’ils ont encombrée aussitôt par une roideur, une lourdeur invincibles. Dans ces dernières années, ils avaient renoncé à des recherches intransigeantes pour prendre appui dans le passé et c’est sur les époques du goût le moins recommandable, sur l’âge de Louis-Philippe et de Napoléon III, étudié dans ses modèles français, qu’ils greffaient leurs ambitieuses combinaisons. Les ensembles que Munich a exposés à Paris, loin de nous apporter une inspiration originale, étaient, par plus d’un côté, un hommage maladroit rendu à notre art.

Sans doute, à ce moment, quelques-uns de nos décorateurs se sont, eux aussi, épris des fauteuils d’acajou et des coussins brodés de perles, tombés avant eux dans un juste discrédit. M. R. Koechlin constate leurs tendances sans les en féliciter. Mais ces « ensembliers », comme on les a dénommés, n’avaient pas besoin de prendre à l’extérieur un mot d’ordre pour ressusciter le mobilier cher au roi-citoyen, et, quand ils ont cédé à des suggestions étrangères, ils les ont demandées aux ballets russes, à l’Orient, à la Perse et non à Berlin.

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En combattant des insinuations qui, si elles n’étaient ruinées, pourraient nous être fatales, M. Koechlin n’a garde de se laisser gagner par les préjugés qu’il veut détruire. Il proclame très haut le droit qu’ont nos artistes de chercher leur inspiration librement partout où ils découvrent un foyer capable de les échauffer. « L’art français, affirme-t-il, n’a cessé, depuis de longs siècles, de prendre son bien où il le trouvait, en Flandre, en Italie, et jusqu’en Turquie et en Chine ; les événements étrangers, patiemment amalgamés à son propre fonds, n’ont pas peu contribués à entretenir ses forces et c’est à eux, on ne saurait l’oublier, que plusieurs fois, à des moments critiques, il a dû quelque renouvellement de son éternelle jeunesse ».

Avec la même sagesse et la même équité, M. Koechlin évite de déprécier l’effort des Allemands. Rien ne serait plus périlleux pour nous que d’ignorer la discipline, l’esprit d’organisation, l’élan patriotique que les Allemands avaient apportés dans la transformation de leurs arts. Ceux qui nous répètent que les produits allemands sont tous ridicules et défectueux font une mauvaise besogne et entretiennent des illusions, dont le réveil pourrait être douloureux. Ce n’est pas en niant la valeur de l’adversaire que nous saurons nous armer pour l’emporter sur lui.

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Dans un manifeste qui précède l’article que je viens d’analyser, l’Art français moderne explique comment il essaiera de réaliser l’entreprise à laquelle il s’est consacré. Il s’efforcera de rapprocher industriels et artistes, en aplanissant les difficultés et en dissipant les malentendus qui les séparent. À cet effet, il prépare la création d’un Office d’édition, où les industriels trouveront à acheter des modèles originaux, agréés par le comité, selon un esprit de large éclectisme, mais avec une volonté de sévère sélection. Il envisage aussi l’ouverture d’un bureau de renseignement où le public recevrait les indications sur ce qui se produit de plus intéressant dans chaque industrie et serait ainsi guidé dans ses achats.

Le Bulletin, largement répandu dans tous les milieux, mais non mis en vente, agira sur l’opinion publique ; il signalera toute œuvre d’art appliqué digne de recommandation et aussi toute initiative intéressante dans le domaine général des arts.

Dès à présent, de grandes sociétés industrielles ont demandé des avis et des conseils au groupement nouveau. L’Art français moderne s’en réjouit et ses vœux seraient accomplis s’il contribuait à fortifier dans nos arts cet esprit d’initiative et de libre discipline dont chacun reconnaît aujourd’hui la nécessité et dont une trop longue anarchie nous avait déshabitués.