code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Les causes de la crise de l’architecture contemporaine, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 3 mai 1916, p. 3.

Jusqu’à la Révolution, les architectes de renom travaillèrent pour les rois, les princes et quelques grands personnages : ceux-ci se piquaient d’aimer et de comprendre les arts ; ils vivaient dans une atmosphère favorable ; ils avaient des loisirs et, pour peu qu’ils eussent de goût naturel, ce goût se développait facilement. Ils étaient donc capables de s’intéresser aux travaux des artistes, de suivre leurs recherches. Ils avaient le sentiment que la gloire des belles œuvres rejaillirait sur leurs noms. Ainsi, l’architecture, comme les autres arts, était encouragée d’un perpétuel renouvellement.

La Révolution a bouleversé ces conditions. Elle a retiré la direction des arts à ceux qui l’avaient, traditionnellement, exercée. Ceux qui, dès lors se sont trouvés appelés, soit comme membres des gouvernements et des administrations publiques, soit par le fait de leur fortune, à donner les grandes commandes, étaient peu ou étaient mal préparés à ce rôle. Hommes d’Etat éminents, financiers heureux, ils avaient, sans doute, de remarquables qualités, mais ni leur éducation, ni le milieu dans lequel ils avaient grandi, ni leur goût personnel ne les désignaient pour présider au goût public. Placés en présence de questions délicates, dans un ordre de choses où la compétence ne peut s’improviser, il n’est point, dès lors, étonnant qu’ils aient témoigné une timidité dont leur conduite ordinaire était tout à fait exempte. Les mêmes hommes qui renversaient des gouvernements, aiguillaient audacieusement leur pays vers un avenir incertain ou qui engageaient leur fortune dans de hasardeuses spéculations, n’osèrent prendre une responsabilité quand il s’agissait d’élever un hôtel des postes ou une préfecture d’un style original. C’est qu’ils n’avaient, en esthétique, aucune conviction assurée, aucune confiance en eux-mêmes. « Ils se rejetèrent donc, désespérément, vers ce passé qu’ils avaient ruiné dans ses institutions politiques, sociales, religieuses, et lui demandèrent des conseils dans un domaine où ils se sentaient égarés. Loin donc d’encourager les architectes à créer, pour, la société nouvelle, des formes adaptées à sa vie, ils ne se crurent en repos que lorsqu’on leur proposait des pastiches des monuments créés pour Louis XIV ou pour Louis XV.

Ce malaise s’est prolongé jusqu’à nous. Après plus d’un siècle écoulé, les hommes sont encore très rares qui ont le courage de se former un goût personnel. Une réprobation quasi universelle entoure leur audace. Comme des parvenus qui se croient obligés, pour se faire accepter dans la société où ils se glissent, d’en épouser les usages et les préjugés, nous nous inclinons, encore, devant les modes architecturales de l’Ancien régime, sans nous apercevoir que si ce régime avait duré, il aurait, depuis longtemps, répudié les décors que nous essayons indéfiniment de galvaniser.

*

À cette cause de stagnation qui, à mes yeux, est essentielle, vient s’en ajouter une autre, tout aussi générale, et que j’appellerais volontiers, si je ne craignais d’être taxé d’irrévérence, la manie historique. L’époque contemporaine a donné à l’histoire un développement magnifique et les plus grands esprits ont appliqué à l’exhumation du passé d’admirables dons scientifiques et philosophiques. Je suis aussi sensible que quiconque à leur œuvre, glorieuse. Je sais qu’en scrutant la vie de l’humanité, ils n’ont pas seulement enrichi le domaine de nos connaissances, mais qu’ils nous ont permis d’aborder, avec plus de pénétration, les problèmes de notre existence actuelle.

Par malheur, ce qui devait être instrument de science ou d’émancipation, est devenu, trop souvent, une cause d’asservissement pour les esprits. Il s’est développé, surtout en ce qui concerne les arts, une sorte de fétichisme, une tendance à tout admirer du passé et à lui sacrifier tout effort présent. Certes, nos jouissances ont été infiniment accrues et jamais, avant nous, une génération ne s’était trouvée en contact, comme nous l’avons été, avec les génies de tant de pays et de tant de siècles. Mais, en enrichissant ainsi notre sensibilité, nous avons diminué notre liberté et nous nous sommes rendus incapables d’action personnelle. Comment nous égaler aux artistes dont les chefs-d’œuvre séculaires soulevaient en nos cœurs de si grands enthousiasmes, pourquoi chercher, puisqu’ils avaient trouvé des expressions si sublimes, pourquoi faire autrement qu’ils n’avaient fait ?

Seuls quelques esprits mieux trempés, dotés d’esprit critique et d’esprit historique véritable, ont été capables d’associer à de fortes admirations une complète indépendance. Ceux-là ont compris que l’art ne se répète pas, que les architectes, à chaque époque, ont traduit la vie totale dont ils étaient pénétrés, qu’ils auraient été autres dans des circonstances différentes. Ils ont su qu’il était absurde d’emprunter littéralement des formes dont le sens était perdu, que tout pastiche était puéril et qu’on ne reconstituait pas un être parce qu’on en copiait les ossements. Les architectes novateurs qui, les premiers, ont secoué la torpeur générale, loin d’être des ignorants, étaient des gens instruits et érudits. Les Labrouste, les Sédille, les Viollet-le-Duc avaient étudié, avec passion, l’œuvre des siècles. Ils avaient un sens raffiné de l’Antiquité ou du Moyen Âge, mais ils dominaient leur science.

À côté d’eux, le plus grand nombre a été écrasé, hypnotisé, par une science, souvent médiocre, très partielle ou superficielle. Pour avoir tenté une restauration d’après un édifice antique, pour avoir fait un rapide voyage en Italie, moins que cela, pour avoir feuilleté quelque compilation ou entendu les déclamations d’un maître, des artistes se sont persuadé que le secret de toute beauté était dans le passé. De quelle ignorance véritable s’accompagnait ce respect, de quelle intelligence, ceux-là le devinent qui ont fréquenté des artistes habitués à répéter quelques formules creuses qui les dispensent de réfléchir et dont ils se font un bouclier contre le raisonnement.

Comme le public partageait les mêmes préjugés, qu’il était ravi de retrouver, sur des édifices, les formules qu’on lui avait appris à vénérer, la manie historique, ou si vous trouvez l’expression plus correcte, un amour aveugle de l’histoire a concouru, avec la pusillanimité des classes dirigeantes, à paralyser l’architecture.

*

L’architecture contemporaine a souffert de bien d’autres maux. À défaut d’un art officiel capable de fournir des exemples, à défaut de palais construits pour les princes de la finance, l’art pouvait se réfugier dans les édifices construits pour des particuliers de fortunes modestes. Un autre vice social s’est opposé à ces développements. Nul ne se résignant à sa condition, les riches incapables de jouir discrètement de leur bien-être et faisant étalage de leur luxe, les moins riches essayant de paraître autant qu’eux, chacun a demandé à l’architecte, au lieu d’une œuvre probe, une œuvre en façade, un trompe-l’œil. Ainsi l’architecture a été encouragée à substituer des maquillages à l’emploi loyal des matériaux, à construire sans solidité et à prodiguer les ornements de plâtre sur des édifices en simili.

La spéculation a produit des effets analogues. Pour attirer les locataires dans des maisons, chaque jour, surélevées, les propriétaires ont demandé aux architectes de flatter les pires aberrations du goût public. Constructions hâtives, décors bâclés, mais obsédants, gaspillage de matériaux sur certains points apparents, économies sordides dans ce qui échappe aux regards, telles sont les conditions dans lesquelles, trop souvent, s’est exercé l’art dévoyé de l’architecte.

*

Il restait à l’architecture un dernier refuge. Jadis, hors de Paris, à travers toute la France, se développait un art vivant et multiple auquel chaque région apportait une particulière saveur. Cet art ingénieux, dans ses manifestations brillantes ou obscures, l’époque contemporaine est parvenue à le ruiner presque complètement. La centralisation progressive de la vie sous tous ses aspects, unification politique et administrative, multiplication des voies de communications, relations plus rapides, diffusion d’une instruction publique fondée sur des programmes uniformes, tout ce travail qui soumettait chaque jour davantage le pays à l’emprise de Paris, a développé, chez les provinciaux, un invincible besoin d’imiter la capitale. Chacun, pour les édifices publics comme pour les maisons privées, a rêvé des copies, des redites des constructions parisiennes. La disparition des traditions des métiers qui, partout, a été fâcheuse, s’est fait surtout sentir dans les provinces où personne ne s’est plus trouvé pour défendre les pratiques locales. D’un bout à l’autre de la France, le sol s’est revêtu d’une architecture monotone, sans caractère, sans imprévu.

Dans ce siècle de l’instar, la plupart des monuments n’ont été que des imitations d’imitations. Tant de forces se sont acharnées pour rendre l’architecture stérile, qu’elles l’auraient entièrement étouffée si elle avait pu disparaître. D’autres forces, fort heureusement, la préservaient et lui assuraient l’avenir. J’essayerai de le démontrer, quelque jour prochain, dans un de ces entretiens qui, désormais, se succéderont, les mardis, de quinzaine en quinzaine.

En post-scriptum : « Prochainement s’ouvrira, sur la terrasse des Tuileries, l’exposition de la Cité reconstituée dont j’ai déjà annoncé l’intérêt et à laquelle je consacrerai une étude. D’autre part, le Temps a annoncé la préparation par M. Dalimier, inspiré sans doute par notre ami André Lebey, d’un projet d’organisation des arts décoratifs, qu’il conviendra d’analyser dès que les grandes lignes en seront connues avec précision ».