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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Je viens d’avoir un entretien avec un architecte de province. C’est un homme de talent fort actif ; après avoir fait de solides études, il n’a pas voulu disputer à tant d’autres l’honneur contestable d’élever des maisons de rapport ou de gérer des immeubles. Il s’est éloigné de Paris et s’est établi dans une petite ville de Bretagne. Il n’a pas eu à regretter cette décision. Il a fait d’importants travaux et accomplit une œuvre utile dans un milieu auquel il s’est attaché. Pénétré des principes rationnels par lesquels notre art doit se régénérer, il emploie son énergie à les affirmer et à les répandre. Il se heurte, dans cet effort, à plus d’un obstacle, et le récit qu’il m’a fait des difficultés contre lesquelles il lutte m’apparaît tout à fait digne d’être médité.
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Toute la région où réside notre architecte est faite de granit. Le granit est un matériau admirable. Son ton gris bleu s’associe intimement avec le ciel breton, et il prend, sous les lichens, des tons de rouille dorée. Par sa dureté, il se dérobe aux gentillesses d’une décoration mesquine. Il est noble et il défie le temps. Oui, mais les ouvriers capables de le tailler disparaissent les uns après les autres sans être remplacés ; on ne fait plus d’apprentis, à peine en compte-t-on deux dans tout le pays. Aussi le granit commence-t-il à être délaissé. Les entrepreneurs lui substituent volontiers des matériaux artificiels, matériaux dont le mérite n’est pas en cause, qui rendent les plus signalés services ailleurs, là où la pierre est rare, mais dont l’intrusion est ici singulière.
Il y a, dans la ville, de vieilles maisons à pavés de bois apparents, maisons à encorbellement, c’est-à-dire dont les étages avancent les uns sur les autres et qui ont été bâties, il y a quatre ou cinq siècles, par des artisans qui leur ont donné un caractère très pittoresque. Sans doute, mais ceux qui les habitent n’en comprennent pas la beauté ; souvent, ils les font recrépir et, sur le bois masqué, on simule une façade de pierre. Hypocrisie stupide et, d’ailleurs, absurde, car une façade de pierre en encorbellement ne tiendrait pas et s’écroulerait infailliblement. Quand on pratique, au rez-de-chaussée, une boutique, nul ne se soucie de l’harmoniser avec l’ensemble de l’édifice : un encadrement banal est plaqué sans ménagement.
Il y a de plus regrettables erreurs. Dernièrement les services de la ville ont imaginé de rectifier un alignement et, pour le faire, ils n’ont pas hésité à sacrifier deux ou trois maisons anciennes de belle allure.
– Vous avez protesté, dis-je à mon architecte ?
– Certes, me répondit-il, et d’autres l’ont fait avec moi. Mais nous n’avons pas été écoutés, et les maisons ont été démolies.
– N’avez-vous donc pas un syndicat d’initiative?
– Pardon. Il y a un syndicat. Il s’occupe fort activement des horaires de chemin de fer et des bateaux et organise la réclame pour les restaurants et les hôtels. Mais les commerçants qui le composent à peu près exclusivement n’ont pas jugé utile de recourir aux lumières des artistes et des archéologues. Ils s’évertuent pour assurer la prospérité de la ville et, en même temps, ils laissent tuer la poule aux œufs d’or.
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Jadis, les huchiers faisaient ici, comme dans toute la Bretagne, des meubles créés pour les usages et besoins locaux : lits clos, bahuts, vaisseliers. Les formes en étaient originales et simples. Le décor, taillé avec une gaucherie très raffinée, répondait au goût et à l’imagination du pays.
Aujourd’hui les jeunes ménages ne veulent plus de ces types désuets. Ils préfèrent des meubles banals et prétentieux qui, venus d’abord du faubourg Saint-Antoine, ne sont plus aujourd’hui exclusivement de fabrication française.
L’industrie locale s’est donc montrée incapable d’évoluer et de s’adapter aux mesures présentes. Par contre, elle a trouvé de nouveaux clients chez les Parisiens qui viennent, pendant l’été, villégiaturer sur les côtes. Pour ceux-ci, on fabrique, d’éléments amalgamés au hasard, des meubles tels que les Bretons n’en ont jamais connus et qui ne répondent à aucune tradition : armoires, buffets sans valeur mais sur lesquels les badauds ne manquent pas de s’extasier.
Si j’ajoute qu’il y avait, jadis, dans la ville, plusieurs usines de céramique dont la production suffisait amplement aux besoins régionaux et se vendait même au-dehors, que ces usines ferment successivement, parce qu’elles n’ont pas su maintenir leur valeur artistique et technique, on aura idée de la crise qui sévit dans ce petit coin de notre sol.
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Est-il possible de réagir ? Mon architecte en est pleinement convaincu. Les ressources ne font pas défaut et, si on le voulait, on retrouverait des artisans égaux à ceux du passé. Certes il ne faut rien attendre des entrepreneurs occupés uniquement de leurs bénéfices, ignorant totalement les métiers et trop prétentieux pour accueillir un avis. Chez de simples ouvriers, au contraire, on peut éveiller d’admirables facultés. Dernièrement, mon architecte voulait faire exécuter des travaux de ferronnerie, et, naturellement, il ne voyait personne qui parût capable de forger le fer. Il avise un jeune forgeron de village, dont le plus ordinaire travail était de ferrer les chevaux. II prend garde de ne pas l’effrayer, parvient à lui expliquer ce qu’il désire de lui. L’autre, dont l’esprit était ouvert, après avoir hésité, tente l’aventure, s’évertue, se laisse diriger et, bientôt, il s’étonne, lui-même, de voir la matière, rendue docile, se plier à des fins qu’il ne soupçonnait pas. Aujourd’hui c’est un maître ouvrier, épris de son art nouveau qu’il reprendra, avec joie, quand il reviendra des tranchées. J’ai vu des photographies de ses travaux qui font honneur à celui qui en a conçu le dessin et à celui qui, de son marteau vigoureux et précis, les a exécutés.
Pareille aventure est arrivée pour un meuble qu’un menuisier de la ville se refusait, d’abord, à réaliser. Quand il l’eût terminé avec les conseils de l’architecte, il en était si content qu’il ne voulait plus s’en séparer.
Cela donne beaucoup à espérer. Mais, pour mettre en valeur ces forces aujourd’hui inemployées, pour réagir contre la mauvaise volonté de quelques-uns et surtout contre l’indifférence universelle, l’énergie de quelques individus isolés n’est pas suffisante. Mon interlocuteur me parle de la nécessité de constituer au musée de la ville des collections d’art et d’industrie régionales qui formeraient, pour la jeunesse, un enseignement permanent, de créer une école de dessin où l’on apprendrait à aimer et à interpréter la flore et la faune bretonnes, d’organiser l’apprentissage, d’agir, par des publications, par des conférences, sur l’opinion publique.
Ainsi se présentent, pour lui, les mêmes problèmes et les mêmes solutions qui s’imposent à tous ceux qui, placés dans les milieux les plus divers, se préoccupent de l’avenir de nos arts. Le mal que mon architecte, avec son sens droit et son patriotisme clairvoyant, déplore dans sa petite cité bretonne est celui dont s’inquiètent, de toutes parts, les hommes de bonne volonté ; les espoirs qu’il forme, nous les concevons aussi. Et c’est pourquoi il m’a paru intéressant de noter ce que j’avais appris de lui.
En post-scriptum : « Deux expositions à la galerie des Indépendants, 56, rue La Boétie (entrée libre et gratuite) et chez Bernheim jeune, 15, rue Richepanse, témoignent qu’aucune des tendances extrêmes qui travaillaient la peinture avant la guerre n’a disparu à l’heure présente. À la galerie des Indépendants, les Cubistes me sont apparus aussi inintelligibles que par le passé ; chez Bernheim, j’ai déploré, une fois de plus, l’usage que font de leur talent quelques artistes remarquablement doués ».