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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Problèmes urgents (II), L’Humanité, « L’Actualité artistique », 27 juillet 1916, p. 3.

Dans une conférence qu’il faisait, dernièrement, à l’exposition de la Cité reconstituée, M. Cornudet exposait l’économie du projet de loi qu’il a fait voter par la Chambre des députés. Il déplorait les retards apportés par le Sénat à reprendre et à faire aboutir la question, mais il ajoutait qu’en aucun cas cette mauvaise volonté ne pourrait causer un préjudice essentiel. Dès à présent, remarquait-il, un mouvement s’est fait dans les idées ; le sentiment des réalités pressantes est apparu aux pouvoirs publics ; que la loi soit votée ou qu’on lui substitue un autre texte, que l’on procède par voie législative ou que l’on supplée aux lois par des règlements d’administration, que l’on conserve les termes : aménagement, embellissement, extension, ou qu’on les supprime, une chose est devenue certaine : un esprit d’organisation présidera certainement à la reconstitution des villes.

Je partage, complètement, ces conclusions optimistes. Une évolution s’est faite ; j’en ai donné, dans mon dernier article, quelques exemples. L’attitude des architectes et leur activité sont, à ce point de vue, tout à fait dignes d’étude.

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Les architectes ont été, pour la plupart, surpris par les problèmes que la guerre posait avec une brutalité terrible et soudaine. Un petit nombre d’entre eux s’étaient, depuis quelques années, spécialisés dans l’étude de l’aménagement des villes et avaient repris, pour leur compte, une ancienne tradition française. Ils venaient de se grouper et de constituer l’association des architectes urbanistes. Ceux-là se trouvaient prêts et ils se mirent immédiatement à l’œuvre. Un livre important, que j’ai signalé à son apparition, Comment reconstruire nos cités détruites, apporta aux hommes de bonne volonté des idées précises et des directions.

Mais, tout d’abord, la grande majorité des architectes se trouva désemparée, surpris par des problèmes qu’ils n’avaient jamais envisagés, étonnés par la complexité de questions nouvelles. Il ne s’agissait plus de faire des plans et des devis, de surveiller des chantiers ou de gérer des immeubles ; on leur demandait, à présent, des conceptions d’ensemble : il leur faudrait organiser des villes entières, assurer le présent, prévoir l’avenir. Ils étaient invités à faire des enquêtes dont la météorologie, la géologie, la géographie, l’histoire, l’économie politique et sociale, toutes les sciences humaines, devaient fournir les multiples éléments. On comprend qu’ils aient, au premier choc, ressenti quelque humeur contre ceux qui prétendaient changer leurs habitudes et troubler leur quiétude. D’autant qu’ils se voyaient menacés, s’ils ne se mettaient pas à l’œuvre, de se voir suppléer par d’autres activités et que, s’ils n’aimaient pas les initiatives, ils tenaient, du moins, à leurs prérogatives.

Ce mouvement d’humeur se marqua dans une étude publiée, en 1915, par une commission qu’avaient constituée les grandes sociétés d’architectes. Ce mémoire était un véritable réquisitoire contre le projet Cornudet. J’ai protesté, à ce moment, contre cette façon d’entendre la collaboration entre les techniciens et les législateurs, et je répéterais encore ma protestation si les architectes n’avaient pris, d’eux-mêmes, le sentiment de leur erreur.

À la réflexion, ils se sont rendus compte qu’à l’heure actuelle, comme aux temps révolutionnaires, chacun de nous était tenu d’employer ses talents au service de la République, que la critique stérile et démoralisante était une besogne mauvaise, qu’au lieu de contrarier l’action, il appartenait aux spécialistes de l’aiguiller. Un fascicule, récemment publié, au nom de la Société des architectes diplômés, par une commission d’étude pour les reconstructions rurales dans les régions dévastées par la guerre, souligne, de la façon la plus heureuse, cette évolution bienfaisante.

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Ce fascicule rassemble une série de travaux auxquels ont collaboré des hommes de talent animés du même désir de bien faire. Aussi est-il plein d’indications utiles et d’idées suggestives. Je ne saurais en tenter, ici, l’examen complet et me réserve d’y puiser pour nos entretiens futurs. Quelques mots suffiront à montrer l’intérêt des mémoires qui y sont réunis.

C’est d’abord le rapport d’une commission qui avait été chargée d’élaborer le programme et les conditions d’un concours à ouvrir entre les architectes, pour les plans et idées de reconstructions rurales. Ce concours n’a pu se réaliser. Mais les travaux préparatoires n’en ont pas moins été utiles. L’idée, en effet, a été reprise par les organisateurs de l’exposition de la Cité reconstituée ; elle a pu être menée, par eux, à bonne fin ; et le concours qu’ils ont ouvert a suscité environ vingt-cinq projets qui sont, en ce moment, après jugement du jury, soumis à l’examen du public dans la chapelle de M. Placide Thomas et dont j’aurai l’occasion de dire, bientôt, quelques mots.

En prévision du concours demeuré en souffrance, la commission avait demandé à des architectes appartenant aux régions saccagées de résumer à grands traits les conditions climatiques, l’aspect le plus fréquent des constructions rurales et les matériaux le plus couramment employés dans leur pays. On applaudira à ce souci et l’on félicitera les architectes, accusés de prédilection pour un art uniforme et banal, d’avoir affirmé des principes de saine et rationnelle esthétique en revendiquant les droits du régionalisme. Les rapports de M. Maillard sur le Nord, de MM. Mougenot et Risler sur l’Est (Vosges et Meurthe-et-Moselle), de M. Tissier-Grandpierre sur l’Est (Meuse) et de M. Margotin-Thierot sur la Champagne et l’Ile-de-France, sont précis, évocateurs. Ils suffiraient à convaincre un esprit non prévenu qu’il est impossible d’imposer, dans des conditions aussi diverses un type unique d’habitation.

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Je continue à feuilleter cet important fascicule. J’y trouve un rapport, où M. Blanchard préconise la création d’un comité national pour l’étude des voies et moyens de reconstruction. Encore une idée qui a eu du succès. Elle ne me paraît pas avoir été étrangère à la formation récente d’un comité interministériel pour aider à la reconstitution des régions envahies. Ce comité, présidé par M. Léon Bourgeois, doit examiner le problème sous ses aspects multiples. Il a commencé ses travaux. Voici un mémoire, riche de vues nouvelles, consacré par M. Jaussely aux petites agglomérations, un rapport dans lequel M. Auburtin résume, avec une grande netteté, les moyens de bâtir qui vont nous être imposés par les nécessités actuelles ; enfin, une importante conférence de M. Jacques Hermant dont je réserve l’analyse pour le jour où je pourrai aborder l’examen du projet Revault sur les reconstructions provisoires.

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Ainsi s’accomplit un travail fructueux. Il faut que le bénéfice en devienne général, que les idées neuves se répandent et qu’elles trouvent écho et appui dans le public. En premier lieu, il convient d’initier le plus grand nombre possible des architectes, ingénieurs, agents-voyers, géomètres et techniciens de tout ordre qui auront la direction ou l’exécution des travaux dans les régions libérées. C’est à cette œuvre que se consacrera l’école supérieure d’art public dont j’ai annoncé, il y a plusieurs mois, la gestation et qui sera prête à fonctionner au mois d’octobre. Préparée, sous le patronage du gouvernement belge, par quelques hommes énergiques, elle s’est assuré le concours des spécialistes les plus qualifiés. Elle deviendra le foyer, en France, de la science des villes et étendra ses bienfaits non seulement sur les régions ravagées par la guerre, mais sur le pays tout entier.

En post-scriptum : « Dans sa séance du 13 juillet, le Conseil municipal a autorisé la Société du Salon annuel des Arts décoratifs du mobilier et des industries de luxe de la Ville de Paris à organiser un Salon en 1917. Ce Salon, dont l’emplacement n’est pas déterminé, mais pour lequel on a demandé le musée Galliera, recevra une subvention de 20 000 francs. Nous ne pourrions que féliciter la Ville de la sollicitude qu’en des temps difficiles elle témoigne pour l’art et du souci qu’elle a de préserver une de nos meilleures sources de gloire et de richesse, si certains termes du rapport de M. Deville, qui a fait adopter cette résolution, n’étaient de nature à nous inquiéter. “Nous voulons, dit M. Deville, une manifestation vraiment large, artistique, en dehors de toutes coteries artistiques, de toute compétition et surtout de tout exclusivisme. Nous savons trop ce qu’il en a été de produire l’art nouveau sur commande et l’intérêt qu’il y a à faire l’accord entre les artistes et les fabricants”. On sait ce que signifie ce langage. Il annonce que le futur Salon ressemblera aux Salons du mobilier de naguère et qu’il sera, comme eux, une exhibition fastidieuse, stérile et déprimante de copies et de pastiches de styles périmés. Ce n’est pas de cette façon que notre très cher et très regretté Roblin entendait protéger nos industries d’art lorsqu’il préconisait l’ouverture d’une grande exposition d’art décoratif moderne. J’ai souvent développé les idées qui l’animaient et suis prêt à reprendre cette campagne s’il est nécessaire. Aujourd’hui, je me contenterai de rappeler que la production de meubles de style Louis XIV, Louis XV, Louis XVI ou Empire n’est plus un monopole de la France, que nos anciens modèles, divulgués par tout l’univers, sont reproduits à l’étranger, en Allemagne même,  aussi bien et souvent meilleur marché que chez nous, que par conséquent, en en soutenant le goût déclinant, on ne favorise pas, bien au contraire, l’industrie française. En revanche, on sacrifie délibérément nos artistes et l’on tend à jeter le discrédit sur les recherches actuelles. Au moment où nous étonnons le monde par notre vitalité accrue, on laisse croire que notre sève artistique est tarie. Ne conviendrait-il pas plutôt d’encourager artistes et industriels à s’unir, pour préparer à la France triomphante le décor digne de sa splendeur et de les inviter, en s’inspirant de nos traditions, de notre génie, des besoins de notre démocratie, à constituer les éléments du style de demain, ce style que l’univers entier nous empruntera et qui sera le style de la Victoire ? »