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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Vingt-sept architectes avaient participé au concours des villages ouvert à l’exposition de la Cité reconstituée. L’un d’eux, un grand blessé, avait envoyé son projet de Suisse, où il est interné. En répondant à l’appel qui leur avait été fait, les concurrents donnaient une preuve véritable d’abnégation. Un temps extrêmement court leur avait été imparti ; ils travaillaient sur des données incomplètes ou vagues ; surtout, ils avaient à aborder des problèmes dont les circonstances viennent de démontrer l’importance, mais auxquels la presque totalité des architectes français étaient, hier encore, demeurés totalement étrangers. Venus les premiers, les concurrents s’exposaient, de gaieté de cœur, à des erreurs et à des tâtonnements. Tâche ingrate et nécessaire ! Ils ont rendu la besogne plus aisée à ceux qui leur succéderont. Ils ont beaucoup appris pour eux-mêmes et pour les autres.
Si j’avais à les juger, j’insisterais sur le talent qu’ils ont déployé, sur les idées ingénieuses qu’ils ont produites dans leurs plans et dans les rapports annexés à leurs projets. Qu’ils aient adopté comme thèmes de leurs méditations les trois villages, Vailly, Sommedieu ou Templeuve, qui leur avaient été indiqués, qu’ils aient étudié un village qui leur était familier, ou qu’ils aient imaginé une commune idéale, ils ont témoigné des qualités d’organisateurs et d’artistes.
Ils me pardonneront, pourtant, de ne point insister sur leurs qualités et d’appeler surtout l’attention sur leurs lacunes et sur leurs incertitudes. En procédant ainsi je n’entends point déprécier leur effort ; ma pensée est d’avertir les architectes et les municipalités qui, demain, auront à accomplir une œuvre énorme et délicate dans le Nord et dans l’Est libérés.
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Sans hygiène, point de progrès, point de vie, point de beauté. Les architectes ne paraissent pas familiarisés avec des exigences pourtant essentielles. Chargés de prévoir l’aménagement de villages dont l’alimentation en eau est, à l’heure actuelle, insuffisante, les concurrents ne se sont pas préoccupés, pour la plupart, de la captation, de l’adduction, de l’épuration d’eaux courantes ou souterraines. Le seul d’entre eux qui ait fait une étude détaillée de la question a proposé un système tel qu’aux yeux des hygiénistes, membres du jury du concours, son application constituerait un danger permanent. Négligeant les eaux, on a, par voie de conséquence, oublié ces fontaines qui, dans un village, sont un élément de gaieté, de santé et de pittoresque.
Dans un village industriel, on a placé les usines du côté d’où soufflent les vents dominants qui rabattront les fumées sur les maisons ; ou bien on les a mises au bord d’une rivière en amont de l’agglomération, exposée ainsi à être infectée par des eaux souillées, inconvénient qu’il est possible, il est vrai, d’éviter en imposant aux industriels l’installation de collecteurs, mais cette nécessité n’a pas été envisagée.
Parfois, l’on n’a pas songé à éloigner les cimetières. Dans bien des cas, les ressources d’un village seraient insuffisantes pour assurer des services publics dont l’importance est, aujourd’hui, hautement reconnue. Mais ce qui ne se peut faire isolément devient, au contraire, aisé, si plusieurs communes associent leurs efforts. La loi municipale prévoit et facilite la création de syndicats intercommunaux, temporaires ou permanents, constitués pour un objet déterminé ou pour un ensemble de travaux. Un seul des concurrents avait, dans son projet, indiqué l’opportunité d’un abattoir intercommunal. Il convient de reprendre et de développer cette indication. L’indépendance municipale n’est pas atteinte par la constitution d’un syndicat, et la vitalité de la commune s’en trouve accrue. Les syndicats se multiplieront, demain, par la force même des choses. Une cellule ne peut, dans un organisme, se développer isolément, sans rien emprunter et sans rien donner aux autres cellules. Il en est ainsi pour les villes et villages. Comment instituer un réseau de routes rationnelles sans entente préalable avec ses voisins ? Adduction d’eau, réseau d’égouts, postes d’hygiène sociale, hôpitaux, abattoirs, désinfection et utilisation des détritus, développeront nécessairement le sentiment de solidarité intercommunale. Il importe de prévoir et d’accélérer cette évolution bienfaisante.
Pour beaucoup d’esprits, aménager un village entraîne à le bouleverser totalement. Une telle métamorphose peut, en certaines circonstances, être rendue nécessaire par la transformation absolue des conditions de la vie moderne. Mais ce ne sont pas les réalités qui déterminent les architectes. Trop souvent, ils sont hantés par des idées de régularité, d’ordonnance, de symétrie. Les formes géométriques les hypnotisent : ils établissent des voies rayonnantes parfaitement équidistantes, ou coupent leurs rues à angles droits pour obtenir des damiers. Ils dessinent ainsi des plans très clairs et absurdes.
Absurdes, car tout d’abord irréalisables. J’ai vu tel projet, d’ailleurs sérieux, étudié avec soin, où la plupart des rues existantes étaient supprimées et remplacées par des voies de même largeur, d’orientation analogue, situées à un ou deux mètres de distance de la voie actuelle ; cela sans autre motif que la symétrie. Qui ne voit à combien d’expropriations, infiniment coûteuses, parfaitement inutiles, on se verrait ainsi conduit ?
Et pour quel résultat ? Ces conceptions, que les conditions économiques interdisent, produiraient, si on pouvait les appliquer, les conséquences les plus lamentables. Est-il nécessaire de reprendre les dispositions dont Versailles, dont Turin, dont les villes américaines condamnent la monotonie et la froideur ? Des rues toutes pareilles, des carrefours qui se répètent, est-ce bien cela qui donnera à des villes l’animation et la beauté ?
Et il ne s’agit pas, ici, de villes, mais de villages. La plupart des architectes ne paraissent pas s’en douter. Ils voient grand, très grand : ils prévoient, dans une cité de quatre à cinq mille âmes, des perspectives capables de rivaliser avec l’avenue des Champs-Elysées. Ils veulent obliger des paysans, dispersés en plusieurs hameaux, à se resserrer autour d’une place centrale et à construire des maisons cadencées. Ils rêvent de beauté urbaine, d’une beauté d’ailleurs plus que contestable.
Un village est autre chose. Son charme est fait de spontanéité et d’imprévu. Chacun en bâtissant sa maison ou sa ferme n’a songé qu’à lui-même ; mais comme ils obéissaient tous aux mêmes réalités, qu’ils voulaient se protéger contre les mêmes vents, qu’ils disposaient des mêmes matériaux, qu’ils étaient destinés à mener, dans de pareilles conditions, parmi les mêmes arbres, sur le même sol, sous le même soleil, une vie semblable, il s’est créé une harmonie involontaire entre leurs demeures comme entre leurs êtres.
Cette harmonie, il ne faut pas la briser. Il serait vain de le tenter, car une résistance invincible s’opposerait à des bouleversements, fruits de spéculations abstraites, étrangères au contrôle de la réalité. Améliorer les conditions d’existence, créer des routes devenues nécessaires, appliquer les lois d’hygiène, voilà le rôle de l’urbaniste. Qu’il l’accomplisse avec précaution, avec ménagement. La guerre actuelle a démontré l’inutilité, les méfaits des amputations précipitées, elle est le triomphe de la chirurgie conservatrice. S’inspirant de cet exemple, l’urbaniste s’efforcera de limiter ses interventions. Il respectera, du passé, tout ce qui se peut conserver ; il utilisera et mettra en valeur ce qui, monuments, sites, arbres séculaires, est vénérable. Sur d’anciens remparts, il créera une promenade. Il aménagera en jardins d’anciens fossés. Cette discrétion lui permettra de parler plus fort et de se faire écouter lorsqu’il proposera les transformations vraiment nécessaires.
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Ces transformations ne seront pas dictées par des théories esthétiques. Elles sont imposées par l’ensemble des conditions naturelles, économiques et sociales qui président à la vie du village. Parmi ces conditions, celles qui, actuellement, exercent l’influence la plus impérieuse, celles aussi dont l’évolution a été le plus rapide sont celles qui régissent la circulation. La vie, avec le chemin de fer, l’automobile, avec l’utilisation intensive des machines agricoles, est, de plus en plus, suspendue à la route.
L’architecte améliorera les routes du village que, désormais, les machines automobiles doivent sillonner ; mais il créera des voies de dérivation, pour éloigner du centre de l’agglomération le danger et les incommodités des automobiles qui font des randonnées à toute vitesse. Il prévoira l’extension du village vers la gare ou vers le port du canal. Il distinguera, dans ses projets, ceux dont la réalisation s’impose d’une façon immédiate et ceux que la commune pourra progressivement exécuter, selon ses ressources et selon les circonstances. Un des projets les plus heureux du concours était consacré à Révigny, qui a été en partie détruite. L’architecte indiquait tout d’abord l’aménagement des espaces ruinés ; il montrait ensuite les modifications à intervenir, par la suite, selon les possibilités d’expropriation et traçait un idéal à atteindre par étapes.
C’est là, me semble-t-il, une excellente méthode. Porter son idéal très haut, le faire dériver, non de vues dogmatiques, mais de l’étude passionnée des réalités, ne le perdre jamais de vue et travailler à sa réalisation progressive, c’est la loi véritable de l’urbaniste. N’est-ce pas également celle du socialiste ?