code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Expositions et discours, L’Humanité, « Notes d’art », 7 novembre 1916, p. 2.

Chez Bernheim jeune (15, rue Richepanse), notre ami Luce expose une série d’œuvres que la guerre lui a inspirées et dont les thèmes lui ont été surtout fournis par les spectacles des gares. Vous n’y trouverez, ni anecdotes ni notations mesquines. L’imagination de Luce s’élève aux ensembles : ce qu’il aperçoit, ce sont des foules, foules des permissionnaires, foules des appelés qui rejoignent, foules des parents, et, dans ces foules, ce ne sont pas les costumes et les attitudes qui le touchent, mais l’âme intime, l’expression collective des groupes dominés par un sentiment unanime et fort. Sentiment grave et morne ; de la guerre, Luce aperçoit, avant tout ou exclusivement, les aspects tragiques et impérieux : la fatalité pèse sur toutes les scènes qu’il décrit : soldats harassés de fatigue qui reposent sur un quai, théories de permissionnaires, cortèges lamentables des émigrants, repos pitoyable des mutilés. Le pinceau lumineux et clair de Luce s’est, lui-même, assourdi pour s’associer avec sa pensée, pensée forte, je le répète, mais que je voudrais moins assombrie.

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L’exposition organisée chez Georges Petit (8, rue de Sèze), par la Société des Amis des Artistes, au bénéfice des artistes atteints par la guerre, réunit une sélection d’œuvres presque toutes intéressantes, quelques-unes de premier ordre. La guerre n’y est qu’exceptionnellement évoquée, l’esprit y est moins intéressé que l’œil et l’on y savoure la joie que peuvent donner des œuvres de beau métier. Une fois de plus, on est frappé de la variété, de la valeur, de la richesse souple de nos artistes. Les tendances les plus diverses s’accordent dans une pareille limpidité de génie. On se demande seulement, parfois si tant de dons ont trouvé leur application réelle et si la pensée est aussi ample, aussi généreuse que la forme. Le vieux maître Bonnat, dont l’activité se dépense inlassable en faveur de ses confrères, a exposé son propre portrait. On admire un souple buste de femme peint par Mme Dufau. De M. Ernest Laurent des fleurs exquises et deux portraits, dont l’un, surtout, un portrait d’homme, est un chef-d’œuvre de finesse et de pénétration. Je résiste à la tentation de produire une longue liste de noms et me contente de saluer un beau dessin de Lemordant, revenu en France parmi les grands blessés et pour qui nous formons des vœux ardents de guérison parfaite. La sculpture est représentée par peu d’œuvres, mais de choix : des bas-reliefs de large inspiration de Pierre Roche, une statuette d’une rare délicatesse de David, près desquels les bustes de Dalou et de Puvis de Chavannes et la Main de Dieu clament aux plus aveugles le génie de Rodin.

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À la séance annuelle de l’Institut, M. Homolle a célébré la sculpture grecque. Il a montré comment Phidias avait traduit, dans ses différentes interprétations d’Athéna, le génie de l’Hellade victorieuse de la barbarie et a exprimé le vœu que nos sculpteurs réalisent, avec un même bonheur, l’image de la France victorieuse ; vœu magnifique et imprudent, car de semblables allégories, qui étaient de l’essence du génie grec, ne sont plus d’accord avec nos tendances et, à les poursuivre, on s’expose à de singulières erreurs.

M. Joseph Reinach, à la Sorbonne, a été plus loin : il a affirmé que l’art grec avait réalisé le plus haut idéal de beauté, indiqué l’Antiquité gréco-latine comme le fonds commun de l’univers civilisé et mis en garde contre les influences étrangères capables de fausser notre développement artistique. Pourtant l’imitation inintelligente de l’Antiquité classique a desséché plus d’une imagination française ; l’admiration légitime de chefs-d’œuvre nés sur les terres les plus diverses a fortifié souvent un génie vraiment libre. Il est dangereux d’imposer des modèles et de formuler des proscriptions : nos artistes ont assez de puissance pour goûter, sans péril, toutes sortes de breuvages. N’intervenons pas dans leurs ateliers, ne fournissons pas aux foules des prétextes pour les insulter et, sans peser, sur leurs méthodes, demandons-leur seulement, comme le fait M. Joseph Reinach d’être « les voies articulées de la nation ».