code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

De l’Alsace aux Flandres, L’Humanité, « Notes d’art », 6 février 1917, p. 2.

« Nous passons sans cesse à côté de choses qui ne nous paraissent insignifiantes que parce que nous n’en saisissons pas les conditions et les causes », a écrit M. Paul Vidal de la Blache : « Une maison, une disposition d’habitat sont l’expression d’un mode d’existence. L’homme est, en grande partie, ce que font de lui ses habitudes, soit de nourriture, soit d’occupation, soit d’aménagements domestiques. La maison est une partie de sa personnalité». Les réflexions du maître qui a créé en France l’enseignement de la géographie véritable reviennent naturellement à l’esprit quand on visite l’exposition de l’architecture régionale dans les provinces envahies, ouverte au 15, de la rue de la Ville-l’Évêque. Nous y avons admiré naguère les traits communs qui, sur tous les points, caractérisent la vraie maison rustique ; il faut à présent analyser les causes qui, d’un pays à un autre, souvent à très peu de distance, ont imprimé à cette maison une logique et savoureuse diversité. La demeure du paysan subit, avec force, tout un ensemble de conditions qui, dans l’existence artificielle des villes, se remarquent à un moindre degré.

De ces conditions, il en est d’inéluctables. Jamais l’on ne cessera, dans les régions du Nord et de l’Est, de rechercher avidement la lumière et la chaleur, dispensées trop parcimonieusement par le soleil. L’on se défendra, dans la mesure du possible, contre les vents violents. Ici, dans le Nord, c’est blotties derrière un rideau d’arbres que des maisons se développeront, en évitant de s’élever de peur de donner prise aux bourrasques tandis que, dans les Vosges, des toits d’inclinaison faible renonceront à lutter contre les tempêtes. Contre les pluies et les neiges, la maison alsacienne, au contraire, dresse ses toits aux pentes aiguës, sur lesquelles les précipitations s’écoulent immédiatement. Un peu partout, des murailles aveugles se dressent du côté où le ciel est le plus redouté et des volets pleins permettent de se défendre aux heures difficiles.

À ces phénomènes évidents et auxquels l’on pense tout d’abord, s’en joignent d’innombrables, moins apparents, plus subtils. C’est la coloration du sol, d’un jaune pâle en Champagne des pierres du pays, comme le grès rosé des Vosges, colorations auxquelles la maison s’associe, ou contre lesquelles elle proteste lorsque, dans la Flandre, par un badigeon violent, blanc ou verdâtre, elle réagit, par une note gaie et stridente, contre la mélancolie grise des ambiances. Les lignes des maisons se modèlent instinctivement selon celles du paysage auxquelles elles s’incorporent et ces harmonies, auxquelles les hommes ont inconsciemment cédé, apparaissent aux yeux des artistes. Plus d’une aquarelle, d’un tableau, d’un dessin font ressortir, ici, les correspondances mystérieuses entre la terre et celui qui l’occupe.

À un degré très fort encore, moins irrésistible cependant, agissent les éléments que le sous-sol ou le sol livrent à l’industrie humaine. La Flandre, où la pierre manque, bâtit avec l’argile locale transformée en briques ; la Lorraine, où les moellons abondent, en fait ses maisons, dont les lignes essentielles sont soulignées par des pierres de taille blanches, plus rares et plus belles. L’Île-de-France prodigue des matériaux de premier ordre. L’Alsace, comme la Lorraine, utilisent les ressources qu’offrent aux charpentiers les forêts magnifiques des Vosges. Dans la Champagne, au contraire, dépourvue et de pierre à bâtir et d’argile génératrice de la brique, la demeure garde les allures d’un baraquement avec ses murs minces faits de pavés de bois et d’un hourdis de pisé.

De là des originalités marquées, sujettes cependant à s’altérer. Car, si les matériaux locaux sont destinés à jouer toujours un rôle essentiel, leur usage peut se transformer. Jadis, on se contentait d’employer la terre crue, là où, depuis le milieu du XIXe siècle, on a pris l’habitude de la cuire pour briques et tuiles. Les transports faciles permettent l’adduction d’éléments étrangers et les matériaux artificiels, inaugurés depuis peu, sont destinés à se répandre.

La nature particulière de l’activité locale est un facteur important, celui, sans doute, qui préoccupe, avant tout, le paysan. Sa demeure est, je l’ai déjà fait remarquer, un instrument de travail ; elle varie donc avec la nature de ce travail même. « Dans certaines plaines agricoles, dit un excellent géographe, M. Demangeon, le grenier semble écraser la maison en occupant les trois quarts de sa hauteur ; ailleurs, la maison semble soulevée par sa cave ». Il y aurait une étude d’art et de sociologie à faire sur les formes, dimensions et dispositions de la porte charretière qui, dans la maison lorraine, joue un rôle prépondérant à l’œil.

Voilà donc un élément capital, mais, remarquez-le, sujet à évoluer. Dans le même pays, la maison se modifiera quand le genre de vie viendra à se transformer. Il y aurait, sans doute, bien d’autres phénomènes à dégager. L’un d’eux agit encore, à l’heure présente, quoique périmé. En bien des pays, en Picardie, par exemple, la maison se ferme presque complètement du côté de la route, par souvenir des époques de guerre et de rapine où il fallait se défendre contre les pillards et les malandrins.

Les indications, si insuffisantes qu’elles soient, que je viens de donner, expliquent l’importance et l’intérêt qu’il y a à préserver, à nos campagnes, leur caractère régional. L’exposition actuelle est consacrée, avant tout, à cet objet. On me permettra de rappeler que, dès le 20 mai 1915, la Fédération régionaliste française avait, à ce sujet, émis des vœux, dont la rédaction, m’avait été confiée et que l’Humanité a publiés le 3 juillet 1915. Nous examinerons prochainement de quelle façon et avec quelles précautions les désirs convergents de la Société des architectes diplômés et de la Fédération régionaliste pourront être réalisés.

En post-scriptum : « Notre confrère Louis Vauxcelles prend la direction d’une revue, le Carnet des Artistes, qui paraîtra prochainement, et autour de laquelle il a groupé la plupart des champions de l’art libre. Bonne chance à ce nouveau défenseur de la bonne cause ! »