code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La régénération des métiers, L’Humanité, « Notes d’art », 22 avril 1917, p. 5.

La première session normale organisée par le Comité central technique des arts appliqués s’est déroulée au Conservatoire des arts et métiers. Un nombreux auditoire, composé surtout de directeurs et de professeurs des écoles provinciales d’art et d’art décoratif a entendu une suite brillante de conférences données par des artistes techniciens de premier ordre, MM. Dufrène, Le Bourgeois, Rivaud, Robert, Dervaux, etc., qui, tous, créateurs de mobiliers, bijoutiers, architectes, céramistes, se sont trouvés d’accord pour affirmer une même doctrine. Cette doctrine, capable de régénérer nos industries d’art, base nécessaire de tout enseignement rationnel, dès l’ouverture de la session, M. Louis Bonnier, l’éminent architecte, que nous retrouvons ainsi dans toutes les initiatives heureuses, l’avait exposée d’une façon magistrale. Il convient, après lui et après ses collaborateurs, d’en rappeler les termes essentiels.

Persuadons-nous d’abord que les industries d’art ne sont pas destinées à créer des objets uniques, des objets de vitrine ou des objets de musée. C’est une aberration du XIXe siècle d’avoir demandé aux artisans et aux artistes de consacrer le meilleur de leur travail et de leur génie à créer des œuvres sans destination, inutilisées, souvent inutilisables, capables seulement d’exciter la curiosité. L’art pour l’art, s’il implique pour tout artiste une véritable défection sociale, est inadmissible pour celui qui se consacre aux arts, dont leur définition assure qu’ils sont des arts appliqués. C’est en produisant à l’usage de tous, c’est en étendant sa sollicitude à tout objet que l’artisan accomplira vraiment sa mission.

Il faut donc convaincre ceux qui veulent s’adonner aux arts improprement appelés décoratifs, qu’ils devront, dans leur carrière, faire œuvre de citoyens utiles. Il faut ensuite faire d’eux d’excellents techniciens. Une éducation générale, la culture du sens esthétique, la possession du dessin leur sont indispensables, mais ne forment pas pour eux un bagage suffisant. Une des causes essentielles, sinon la cause essentielle de la crise de nos industries d’art est que ni les dessinateurs créateurs de modèles, ni les industriels ne connaissent les métiers. Pour reconquérir notre supériorité, c’est la connaissance des métiers qu’il faut d’abord restaurer.

On ne peut pas inventer sainement des formes pour une réalisation que l’on ignore. Il faut d’abord connaître les matières. Chaque matière a ses aptitudes et ses exigences. Par ses dimensions naturelles, sa densité, son grain, ses fibres, sa solidité, sa malléabilité, elle se prête à des effets particuliers. Le bois, le marbre, l’ivoire, la pierre ne peuvent pas impunément se substituer l’un à l’autre pour une sculpture. Le grès, l’argile ou le kaolin ne peuvent être indifféremment employés pour un vase. Ce qui est admirable avec une matière est ridicule avec une autre. Il faut donc avoir étudié la matière, savoir ses prédilections et ses répugnances, ce que l’on peut lui demander, ce à quoi elle se dérobe. Il faut collaborer avec elle, attacher du prix à ses beautés, il faut l’aimer. Il est indispensable ensuite de posséder les procédés techniques, qui varient avec chaque matière : les tours de main, les ressources de l’outillage. On évite ainsi les conceptions absurdes, les dessins irréalisables ou d’une réalisation précaire. Armé de cette science, l’artiste, au lieu de composer dans le vague et au hasard, pourra penser et imaginer en vue d’une matière et d’une technique déterminées. Il obtiendra des effets les plus heureux, il échappera aux mécomptes ; ses modèles, établis pratiquement, coûteront peu à établir et seront en mesure de conquérir les marchés. Ces modèles, d’une facture irréprochable, seront enfin parfaitement adaptés à leur destination. Meubles, vaisselles, argenterie, verrerie, seront également créés en vue de leur usage pratique. De ce triple accord entre une matière traitée selon son esprit, une exécution loyale et une adaptation exacte naîtront la beauté et la supériorité de l’objet.

Ainsi le créateur de modèles doit recevoir une éducation technique ; à son tour, l’artisan qui doit exécuter les modèles n’acquerra la valeur professionnelle complète, il ne sera un ouvrier dans le sens plein du terme que si, à côté de son éducation technique, il a reçu une culture générale. Il faut qu’il comprenne son travail pour l’exécuter intelligemment, pour être capable aussi de se prêter à toutes les innovations de l’artiste, pour être son collaborateur. En définitive, l’artiste dessinateur et l’artisan doivent avoir un bagage semblable, une même mentalité et l’enseignement tout entier doit s’orienter pour assurer cette alliance indispensable de l’invention et du métier.