code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Julien Lemordant, L’Humanité, « Notes d’art », 29 avril 1917, p. 5.

Le 10 avril 1914, il y a déjà plus de trois ans, l’Humanité reproduisait un fragment du plafond que Julien Lemordant venait d’achever pour le théâtre de Rennes. Pour accompagner et commenter cette image, j’écrivais alors : « L’artiste, dont on connaît le talent chaud et vigoureux, n’a pas cru devoir, en cette circonstance, recourir à l’allégorie et il a fait, à la fois, œuvre décorative, œuvre vivante et œuvre de joie, en magnifiant simplement la réalité. Au-dessus des genets, des ajoncs, des coquelicots, plantes caractéristiques de leur pays, Bretons et Bretonnes, dans leurs beaux costumes traditionnels, sont emportés dans l’espace au rythme du biniou qui scande les danses coutumières. Une composition très étudiée, très équilibrée, mais d’allure tout à fait spontanée, un jeu souple de lignes, des colorations riches et gaies concourent à l’harmonie de cette page neuve… nous applaudissons des deux mains à une œuvre qui témoigne, une fois de plus, qu’en tout ordre, pour les développements monumentaux comme pour les toiles de chevalet, la réalité présente offre d’infinies ressources à qui sait l’interroger ».

Si je reproduis ces lignes, c’est pour témoigner que je n’ai pas attendu d’admirer en Lemordant un héros pour proclamer la valeur de son art. Snell a raconté, jeudi dernier, quelle épopée tragique et sublime a vécue Lemordant. Parti volontairement au feu, laissé pour mort sur le champ de bataille, ramassé, après une longue agonie de trois jours, par les Allemands, rapatrié comme grand blessé, Lemordant a survécu, on dirait presque, par un miracle d’énergie et, si les ténèbres l’enveloppent aujourd’hui, si sa vue est actuellement voilée, les médecins ne désespèrent pas : il n’est pas aveugle et le temps et les soins lui restitueront, il faut l’espérer ardemment, cette joie du spectacle des choses dont, moins que personne, il ne devrait être privé.

Son œuvre n’est donc, peut-être, que temporairement interrompue et cette œuvre, dès à présent, s’impose par son ampleur, sa puissance, par son unité, par les leçons qu’il est permis d’en tirer. Peu d’artistes, je ne dis pas jeunes comme lui, mais à la fin d’une longue carrière, pourraient réunir une production comparable à celle qu’évoquent, à la galerie Guérault (3, rue Roquépine), les dessins, les esquisses qui l’ont préparée. Lemordant a l’amour des grandes surfaces, l’instinct décorateur. Il a entrepris et réussi des ensembles de 26 mètres, de 54 mètres de longueur, chiffres effrayants, dans lesquels il s’est déployé à l’aise, sans enflure, sans maigreur. Je n’entreprendrai l’analyse ni de la décoration de la salle à manger de l’hôtel de l’Épée, à Quimper, ni de celle du siège central du Syndicat général de pêche et d’ostréiculture, ni du plafond et du rideau du théâtre de Rennes. J’essayerai, simplement et très brièvement, d’expliquer en quoi, à mon avis, ce peintre, exemplaire dans sa vie, est exemplaire dans son art.

Il n’a pas compris la peinture comme un divertissement, il l’a voulue incorporée à la vie. Il lui a restitué sa destination primordiale, qui est de revêtir les murailles. Il a voulu travailler pour ses contemporains, et il a compris qu’une salle d’hôtel, le siège d’un syndicat, un théâtre étaient dignes d’occuper un peintre. Il aurait, si celles-ci n’étaient encore à naître, décoré des maisons de vie sociale, des salles de fêtes populaires : Breton, il a appliqué son effort à la Bretagne ; il s’est attaché à rendre ce qu’il aimait le plus, ce qu’il sentait le mieux. Il a ainsi réuni trois amours qui ne s’excluent pas dans un cerveau libre, l’amour de l’humanité, l’amour de la patrie et celui de la petite patrie ; il a été régionaliste. Pour animer d’immenses surfaces, il n’a fait appel à aucune convention technique, et il a fait éclater la couleur et la lumière en éclatantes fanfares, et il n’a pas cru nécessaire, non plus, d’appeler à son secours, l’histoire, la fable ou l’allégorie : il a transporté la vie sur les murailles parce qu’il a su que rien n’était plus grand que le réel à qui sait en percevoir le sens profond.

Soldat, il s’est désigné comme un chef ; homme, il a fait, avec la plus grande abnégation, le plus cruel sacrifice ; peintre, il mérite également qu’on le suive : il a marché dans une voie sûre et noble, et ceux qui le prendront pour guide ne se tromperont pas.