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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Degas vient de mourir à quatre-vingt-trois ans, ignoré du public, vénéré par tous ceux qui, dans le monde entier, ont l’amour sincère de l’art. Qu’il ait été un grand peintre, un des plus grands maîtres français, c’est ce qui, dès aujourd’hui, est indiscutable. Pour n’avoir rien concédé à la mode ni à la routine, pour avoir également dédaigné et les faveurs académiques et la popularité, pour avoir constamment travaillé avec un âpre, un inlassable désir de perfection, il laisse une œuvre d’une admirable tenue et donne à ceux qui l’étudient d’incomparables leçons.
Degas fut un révolutionnaire ; révolutionnaire merveilleusement armé pour innover, car il avait l’esprit très orné, ayant fait de solides études classiques ; il avait appris son métier de peintre à une forte école, ayant reçu les leçons d’un élève d’Ingres et il avait, dans de longues visites aux musées et dans un grand voyage en Italie, interrogé passionnément la tradition libératrice des véritables maîtres.
Degas voulut, comme le furent effectivement les grandes gloires du passé, être pleinement de son temps. Il voulut exprimer les spectacles et les sensations dont la vie l’entourait. Essentiellement technicien, il mit son effort à traduire les images modernes par des moyens picturaux capables de les réaliser dans toute leur force, avec toutes leurs nuances. Il peignit des danseuses, des actrices, des blanchisseuses, des modistes ou des scènes de courses, mais il se préoccupa peu de donner à ses tableaux une signification sociale ou morale. Ouvrier d’art génial, c’est aux problèmes de métier qu’il se consacra ; maître styliste, il se forgea un instrument puissant et souple et, par une incessante évolution, il perfectionna son langage. Le dessin et la couleur sont la langue des peintres. Nous ne parlons plus la langue de Rabelais, ni de Bossuet, ni de Voltaire, ni de Chateaubriand. La mentalité de chaque siècle se reflète dans le style de ses auteurs. Comment imaginer qu’un peintre puisse indéfiniment parler la langue qui, sublime ou magnifique, traduisit le génie d’un peintre contemporain de François Ier ou de Louis XIV ?
L’époque contemporaine plus complexe, plus frémissante, plus nerveuse qu’aucune autre ne peut pas s’exprimer par des procédés jadis admirables aujourd’hui périmés. Tous les peintres novateurs du XIXe siècle, comme du vingtième, de quelque étiquette dont ils se soient affublés, se rencontrent dans l’effort qu’ils ont fourni pour établir le vocabulaire et la grammaire de la peinture moderne. Ingres, Delacroix, Daumier, Courbet les paysagistes romantiques, Manet, les impressionnistes, Cézanne, ont contribué à cet enfantement. Degas y a eu une part éminente. Il a, en particulier, approfondi les recherches d’Ingres et de Daumier. Après Ingres, il a serré, par le dessin, les attitudes, les gestes fugitifs, les combinaisons toujours imprévues que la vie offre aux regards de ceux qui, dédaigneux des formules, voient vraiment avec leurs yeux. Ainsi que Daumier, il a voulu traduire les paradoxes d’ombres et de lumières qui résultent de l’éclairage artificiel. Avec les impressionnistes, dont il fut le compagnon de lutte, il a demandé à la couleur de fixer des sensations fugitives et aiguës. Son œuvre nous donne des joies inédites, elle fournit aux artistes de riches suggestions. Demain, dans la langue qu’il a contribué à créer, d’autres exprimeront les pensées humaines par lesquelles l’art accomplit totalement sa mission et c’est pourquoi nous nous inclinons devant la mémoire de ce génial pionnier.