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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
La mort pacificatrice groupera-t-elle dans un sentiment unanime, tous les Français autour du cercueil de Rodin les attaques indécentes qui, presque jusqu’à la dernière heure, ont insulté à son génie, prendront-elles fin et sera-t-il permis d’affirmer, sans crainte d’être contredit, ce que le monde entier reconnaît, ce que nous sommes les seuls à nous être obstinés à ignorer : que Rodin fut une des plus magnifiques expressions de l’art français, que nul artiste contemporain n’a, plus que lui, illustré la France et que nul nom plus que le sien n’a contribué, à faire aimer et admirer notre pays ? Rodin était né le 14 novembre 1840, à Paris. Sa biographie est des plus simples. Élève à l’École des Arts décoratifs, il s’est instruit au Louvre, il a reçu au Muséum quelques enseignements de Barye ; il a, par trois fois, été refusé à l’École des Beaux-Arts. Les nécessités de la vie l’ont obligé à faire des travaux de sculpture décorative auprès de Carrier-Belleuse, plus tard, de 1872 à, 1877, à Bruxelles, pour la Bourse, plus tard, en 1878, à Paris, pour l’Exposition Universelle, plus tard, encore, pour la Manufacture de Sèvres. Il a accepté courageusement toutes les besognes, a fait, en tout ordre, des travaux de valeur, dont la plupart, malheureusement, ont été détruits et c’est par une prodigieuse ténacité et par un prodigieux labeur qu’il a conquis le droit d’employer librement pour son idéal et pour son art la seconde partie de sa vie. Dès 1884, le masque de L’homme au nez cassé aurait dû lui assurer notoriété et commandes. Il fut refusé au Salon. L’Âge d’airain lui valut une 3e médaille en 1877. Il n’a pas connu d’autres honneurs. Mais il a connu, du jour où l’opinion s’est arrêtée sur lui, les pires injures. En 1877, on déclarait que L’Âge d’airain n’était qu’un moulage d’après un modèle vivant. En 1898, sa statue de Balzac déchaînait des clameurs imbéciles. En 1916, au moment où il faisait à la France le don unique de son œuvre, de ses collections, il était l’objet des pires invectives. D’ardentes, peut-être d’excessives admirations l’entouraient d’autre part et le soutenaient ; et lui, parmi ce chœur alterné de dithyrambes et d’insultes, il a travaillé. Son œuvre est immense et je n’ai la prétention ni d’énumérer ses principales productions, ni d’analyser son génie, ni de dire hâtivement les traits essentiels de sa physionomie, sa place dans l’art, son influence. Il a été passionné de vie et il a, par la plastique, essayé d’exprimer tout ce que les formes, tout ce que la vie physiologique, tout ce que la vie supérieure de l’âme peuvent donner. Héritier des maîtres de la Renaissance – car ce révolutionnaire fut un grand traditionaliste –, successeur de Rude, de Barye, de Carpeaux, il a, après eux et plus complètement qu’aucun d’eux, essayé d’enfermer dans le bronze et dans le marbre ce qu’aucun fût impuissant à traduire. Jamais artiste n’illustra plus parfaitement cette proposition que Rodin.
L’Âge d’airain, Saint Jean-Baptiste prêchant (1880), Eve (1881), comme le Baiser (1886), comme les Bourgeois de Calais (1889-1895), comme Balzac, comme le Faiseur (1904) traduisent l’accord intime et profond qui, pour notre sensibilité contemporaine, unit les formes, plastiques et l’ébranlement des âmes. Rodin a parcouru tout le clavier des émotions humaines. Il a, avec une sensualité raffinée, célébré la volupté ; nul n’a chanté, d’une façon plus nuancée, la grâce, le charme, l’abandon, la vibration des corps jeunes. Il a représenté, d’une puissance incomparable, la volonté énergique qui subjugue la chair. Saint Jean-Baptiste prêchant pourrait être le symbole du propagandiste qui, sûr de la vérité, va répandant la bonne parole, sans s’arrêter à l’indifférence et au sarcasme. Les Bourgeois de Calais sont la plus parfaite expression du dévouement patriotique. Il faudra que quelque jour, une réplique en soit érigée à Paris, comme un chef-d’œuvre d’art et comme une éternelle leçon. Rodin a, enfin, dans Eve, dans le Penseur, dans les fragments de la Porte d’Enfer, mis l’homme aux prises avec le destin, accablé par lui et supérieur, tout de même, au sort qui l’accable. Portraitiste, les effigies de Jean-Paul Laurens (1882), de Victor Hugo et de Dalou (1884), d’Antonin Proust (1885), de bien d’autres modèles illustres ou inconnus, diront à la postérité, avec une pénétration extrême, ce que furent nos contemporains, plus nerveux, plus complexes, plus tourmentés que les personnages qui posèrent à la fin du XVIIIe siècle devant Houdon et qui, eux-mêmes, avaient perdu la sérénité de la Renaissance ou la majesté emphatique du XVIIe siècle. Le monument de Claude Lorrain, à Nancy (1892), le monument de Victor Hugo, fort mal présenté au Palais-Royal, les Bourgeois de Calais, affirment l’originalité de ses conceptions monumentales. La France n’a pas cru devoir l’encourager à déployer cet aspect de son génie et la maquette que l’on a revue, ces temps derniers, sous le nom de l’Appel aux armes, fut jadis présentée par Rodin à un concours pour un monument de la défense nationale à Courbevoie et évincée. Pendant de longues années, d’autre part, Rodin a médité deux grands ensembles monumentaux qu’il ne lui a pas été donné de conduire à exécution : un monument au Travail et cette Porte d’Enfer conçue dès 1875, objet d’innombrables études et à laquelle Eve, le Penseur, le masque de la Douleur, de nombreuses figures devaient, dans le principe, appartenir. Rodin, de son effort gigantesque, a atteint le terme vers lequel, depuis l’aube de l’époque contemporaine, la sculpture paraissait s’évertuer. Son œuvre clôt une grande période. Après lui, ses émules et ses héritiers vont-ils être réduits à répéter sa pensée, à donner des variantes de ses formules, à redire plus mal ce qu’il a défini ? Ne le redoutons pas.
Quand le voyageur gravit une montagne, il aperçoit à l’horizon une ligne qui se profile sur le ciel et pendant des heures, il s’acharne à la conquête de ce sommet. Quand il l’a atteint, à peine y est-il parvenu, qu’il aperçoit, plus haut, une ligne nouvelle et c’est en se détournant de sa marche primitive, dans une autre direction, en revenant parfois en apparence sur ses pas, qu’il atteint cet objet auquel, souvent, en succèdent encore plusieurs autres. Ainsi, quand des générations ont longtemps recherché un idéal, au moment où un artiste génial le conquiert, d’autres sommets surgissent et une nouvelle route se présente qu’il faut gravir. La vie frémissante que Rodin a magnifiée n’est peut-être plus, à l’heure présente, l’objet des préoccupations de nos artistes. Nous rêvons, aujourd’hui, d’un art moins individuel, moins lyrique ; nous entrevoyons une sculpture, plus ample de masses, plus grave, liée aux architectures, faite pour le grand air et pour les foules. L’art du Moyen Âge français nous en donne une ébauche. La pierre la servira mieux que le bronze et le marbre. Inclinons-nous pieusement devant la tombe de Rodin, demandons-lui l’exemple de sa foi ardente, de son labeur, la joie de ses œuvres et puissent nos sculpteurs s’engager, sous ses auspices, dans la voie nouvelle, avec un courage et une conscience artistique pareils sinon avec un semblable génie.