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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Musées de la Ville de Lyon – Palais des Arts – Téléph. 7-66
Lyon, le 6 février 1928
Ma chère Gabrielle, mes chers Dante et Sylvie,
La perspective d’un grand voyage, dont je ne m’exagère pas les dangers mais qui comporte, tout de même, des chances d’accident, me rappelle qu’il est, tout de même, nécessaire de prévoir l’heure où je serai séparé de vous. Cette heure, je l’espère, est très lointaine. J’aime la vie et ne me plains pas de ce qu’elle m’a donné, mais j’accepte, par avance, l’échéance inéluctable. A quel moment qu’elle arrive, elle me trouvera prêt.
Je vous adresse donc, ici, un suprême adieu et je vous prie d’y voir l’expression de ma profonde tendresse et parfaite affection.
Je n’ai pas fait et ne ferai pas de testament. Les indications que vous allez trouver dans ces pages ne sont pas des suprêmes volontés. Je ne trouve pas bon que les morts pèsent sur les vivants. Ce sont des impressions ou des désirs dont vous ferez librement ce que vous jugerez bon, sans jamais hésiter à transgresser un vœu si vous estimez préférable d’agir autrement.
Avant tout, j’espère que vous continuerez à vivre en complet et total accord. S’il vous arrive d’avoir des dissentiments même graves, vous mettrez toute votre bonne volonté à les résoudre. Pour les questions d’intérêt matériel, vous les résoudrez, non d’après les textes de loi, mais selon un esprit d’amour véritable et d’équité. Vous ne cesserez de vous prêter appui moral et matériel. J’espère que cette union s’étendra à mes gendre et bru et à mes petits-enfants. Je sais aussi que Georges et Marcel vous prêteront, lorsqu’il sera nécessaire, leur concours fraternel.
Je désire que ma mémoire ne s’accompagne jamais pour vous d’aucune amertume. Les torts que vous pouvez avoir eu contre moi, je vous les ai pardonnés de grand cœur et les ai oubliés; je vous prie de me pardonner le mal volontaire ou involontaire que j’ai pu vous faire. J’entends que, jamais, vous ne vous reprochiez paroles, actes ou velléités d’aucune sorte, à mon égard. Que mon souvenir vous soit souriant, qu’il soit prétexte à des réunions de famille, gaies, joyeuses, telles que si j’y assistais.
Je n’accorde aucune importance à mon corps. Si pour une raison scientifique quelconque, une autopsie partielle ou totale pouvait avoir de l’intérêt, je vous prie de ne pas vous y opposer. Vous me ferez des obsèques sans [2] affectation en aucun sens. Mon corps sera incinéré ou enterré à votre choix. Le seul point sur lequel ma volonté est formelle et elle a le droit de s’exercer puisqu’il ne s’agit que de moi : mes obsèques seront strictement laïques. C’est un devoir de suprême loyauté. Il est bien entendu que vous inviterez prêtres, pasteurs ou rabbins que je pourrais connaître et que je remercie, à l’avance, de leur présence comme de tous ceux qui voudront bien se déranger.
Pour le deuil il n’a, à mes yeux, non plus aucune importance. Vous vous conformerez à la bienséance.
Voici, à présent, quelques indications utiles.
Questions financières.
Vous avez droit, Gabrielle, à une pension de retraite. Je pense que la liquidation de cette pension se fera sans difficulté, ma carrière ayant été très simple. Vous demanderez à un de mes amis universitaires, De Bévotte, Schneider, Beaulavon ou tout autre, de vouloir bien vous donner, éventuellement, des indications, des précisions et de vérifier les arrêtés de l’administration [3]. Au moment de ma mort, vous aurez à toucher quelques jours de traitement : à la Faculté – ou à l’Ecole des Beaux-Arts – au Musée.
Nos titres ou valeurs sont en dépôt, les uns à la Banque de France, Place Ventadour, Paris ; les autres au Crédit Lyonnais, succursale U, 20 Boulevard St-Michel, Paris. Les récépissés sont dans des enveloppes dans le tiroir de gauche de mon bureau à Lyon.
Les circonstances m’ont obligé à emprunter à la Banque de France de fortes sommes dont les titres déposés sont le gage. Je crois que si vous pouvez éviter une liquidation immédiate de mon compte – et la chose est sans doute possible si vous êtes d’accord – cela vaudra beaucoup mieux. Consultez quelqu’un de compétent avant de vous décider.
J’ai de plus des comptes – peu importants ou insignifiants :
J’ai des traités que vous retrouverez dans un petit portefeuille, dans un tiroir de mon bureau. Ils ne vous donneront pas, je le regrette, de revenus importants :
J’ai des traités que vous retrouverez dans un petit portefeuille, dans un tiroir de mon bureau. Ils ne vous donneront pas, je le regrette, de revenus importants :
(Rien pour la Verrerie (Van Oest), Villes et villages (Payot))
Livres
Vous trouverez parmi mes livres des ouvrages que j’ai empruntés et que vous voudrez bien restituer, à la bibliothèque de l’Université, à la bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts ; dans les deux établissements les livres sont inscrits et on vous les réclamera, mais aussi dans la Bibliothèque Bertaux et dans celle du Musée où j’ai puisé librement. Vous voudrez donc bien vérifier, avec soin, pour les restituer, les livres portant le cachet de la Bibl. Bertaux ou du Musée.
De même je pourrai avoir des photographies ou gravures portant cachet de la Bibliothèque Bertaux, à restituer également.
Enfin les clichés de projection appartiennent à la Bib. Bertaux, sauf un groupe (Italie 15e s., français 19e) marqués par un signe au crayon rouge et qui sont placés dans le rayon du bas du placard ; ce groupe appartient à la ville, le 4e bureau vous en donnera l’inventaire.
La petite lanterne de projection de plaques de verres dont je me sers à l’Ecole des Beaux-Arts et que j’y laisse en dépôt m’appartient. Vous pourrez, si vous le jugez à propos, la réclamer.
Lettres
J’ai eu l’habitude de conserver la plupart des lettres qui m’étaient adressées. Je vous prie, Gabrielle, de les examiner. Vous me ferez plaisir en brûlant, sans les lire, les lettres qui m’ont été adressées par mon père, ma mère et Georges avant notre mariage et qui sont dans une grande boîte en chêne. Parmi les autres lettres, je vous prie de ne pas détruire les lettres d’Herriot et d’en faire un dossier à remettre éventuellement à un établissement public, de garder, de publier ou de faire publier (par Rudles par exemple) deux lettres que j’ai reçues de Barrès, de grouper les lettres qui concernent mon administration du musée et de les verser aux archives du musée ou aux archives municipales de Lyon, de grouper toutes les lettres d’artistes, qu’elles vous paraissent intéressantes ou non, et de les remettre à la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie sans obligation d’en faire un dossier spécial. Vous ferez des autres lettres ce qui vous paraitra bon.
Publications.
Si, au moment de ma mort, le laissais quelque publication ou entreprise de librairie en train, vous voudrez bien demander à Schneider et à Focillon de vouloir bien examiner s’il y a lieu de poursuivre, de publier s’ils veulent s’en charger personnellement ou désigner quelqu’un pour s’en charger : cela, à condition qu’il ne puisse en résulter aucune charge pécuniaire pour vous.
Pour la notice à paraître dans le Bulletin de l’Ecole, je prie Beaulavon de la rédiger en demandant à Schneider et à Focillon quelques indications sur mon œuvre d’historien d’art. Je désire que cette notice soit courte et que le ton en soit familier et discret.
Solidarité.
Je fais partie de la Société des secours matériels de l’Ecole Normale et de la Société des secours mutuels des Professeurs de l’Enseignement Secondaire. Si, ce que je souhaite de tout cœur, vous n’avez pas besoin absolu de réclamer les secours auxquels vous auriez droit, je vous prie d’y renoncer.
Si, au moment de ma mort ou quelques années après, vous vous trouviez dans une situation de prospérité, je serais heureux que vous puissiez, en ma mémoire, verser quelque chose à diverses œuvres de solidarité auxquelles je me suis intéressé dans les proportions suivantes : supposons une somme totale de 1.000 frs : 400 frs à la Société de secours mutuels de l’Ecole ; 200 frs à chacune des trois sociétés suivantes : Orphelinat de l’Enseignement secondaire, Société de secours des professeurs, Société des Amis de l’Ecole.
Je serais heureux que vous ne vendiez qu’en cas de nécessité mon portrait par Mela Muter. Gardez-le si vous le jugez à propos et, quand vous l’aurez assez vu, sans croire qu’aucun délai soit nécessaire, offrez-le au musée de Lyon
Je pense que mes livres d’art offriront quelque intérêt pour vous, particulièrement peut-être pour Sylvie. Pour ceux que vous ne voudriez pas conserver, offrez-les à la Bibliothèque des Etudiants d’Histoire de l’art de l’Université de Lyon. De même, pour les photos, les estampes et images qui sont classées sommairement dans divers dossiers. Quant à mes notes et fiches, j’ai bien peur qu’elles ne soient guère utilisables que par moi. Gardez-les si vous le jugez à propos. Avant de détruire le reste, demandez à Focîllon et à Schneider de vouloir bien y jeter un coup d’œil et de disposer, pour le mieux, de ce qu’ils jugeront digne d’être gardé.
Je n’ai aucune dette, en dehors des petite dépenses courantes que ma bonne pourrait réclamer : son livre de dépenses courantes est, d’ailleurs, tenu à jour.
En terminant, je répète ce que je vous ai dit au début : ne vous croyez liés par aucune des dispositions précédentes et soyez persuadés que, par avance, je suis d’accord avec vous.
Ma chère Gabrielle, mes chers enfants, je vous embrasse.
Tendrement vôtre
Papa Léon
Lyon, le dimanche 12 février 1928
[1] Communication obligeante de Madame Claude Bremond-Rosenthal et de Monsieur
Claude Bremond.
[2] Bien
entendu, pas d’honneurs militaires auxquels ma décoration pourrait me
donner droit.
[3] Vous
n’aurez aucun droit ni au Musée ni à l’Ecole des Beaux-Arts.